Depuis deux mois et demi, la Martinique est (de nouveau) agitée par la question de la vie chère. Nous avons déjà eu l'occasion de constater que les considérations économico-financières ne sont de loin pas les seules à entrer en ligne de compte dans la recherche des solutions possibles. Faut-il préciser que parmi les autres, les dimensions idéologiques, et au rang de celles-ci les rancœurs post-coloniales envers l'Église catholique, ne sont pas les moindres ?
Loin de moi l'intention de nier les excès de la colonisation et les traces qu'elles peuvent laisser dans l'inconscient collectif pendant de nombreuses générations. Mais force est de constater qu'au fur et à mesure que le temps s'écoule, et malgré les efforts des historiens, le caractère rationnel des vérités historiques cède de plus en plus le pas aux forces aveugles des légendes noires et des anachronismes, sans perdre de vue les motivations géopolitiques douteuses.
Mais pour faire bref, j'en viens à ce qui m'est arrivé ce lundi, après avoir partagé avec plusieurs de mes contacts le "Mot de l'évêque" de mon diocèse d'adoption : "Pauvre Martinique ! Ne me donnez pas du poisson, apprenez-moi à pêcher", dans lequel Mgr Macaire se félicite de ce que "Internet ne transmet pas que des sottises et des fake news !"
Or voici qu'en réponse, une amie me transmet (pacifiquement) une réaction assez agressive aux propos du berger du diocèse qui ne cherchait qu'à rassembler ses brebis, et dans laquelle l'auteur s'en prend, non seulement aux propos de l'article, mais aussi au ... roi des Belges, Léopold II !
Laissant à Mgr Macaire le soin de juger s'il est nécessaire ou non de répondre aux invectives de son ouaille égarée, je me propose de corriger fraternellement l'allusion calomnieuse suivante (je cite avec les fautes d'orthographe), d'autant plus que ce n'est pas la première fois que quelqu'un me fait part de cette infox :
"Pourquoi le roi Belge a obligé l évangélisation forcé du peuple de kama ?"
De toute évidence, allusion est faite ici au discours abusivement attribué au roi Léopold Louis-Philippe Marie Victor de Saxe-Cobourg-Gotha (1835-1909), et qui a été repris à de nombreuses reprises sur des réseaux sociaux tels que Facebook, YouTube... et aussi sur Overblog, alors qu'il n'y en a aucune trace avant 1970 !!!
Dans un article publié en 2006 dans la revue "Politique africaine", le professeur Kalala Ngalamulume1 (Bryn Mawr College ; Etats-Unis) fait remonter en effet aux années 1970 l’origine du texte, qu’il présente comme "un faux" - il n’est ni le premier, ni le dernier à le faire2. Il publie par ailleurs la version intégrale du prétendu discours, en général raccourci dans les montages audiovisuels et certains posts.
Si la paternité du texte est la plupart du temps attribuée au roi Léopold II qui, selon le "Livre sans nom" publié en l’an 2000 par Sienzh Fê-Nkap, certains soutiennent toutefois qu’il s’agit d’un "extrait de la causerie du ministre des Colonies, M. Jules Renquin, en 1920 aux premiers missionnaires catholiques".
Aucune des deux versions ne tient la route.
Au-delà du fait que la qualité sonore de l’enregistrement était absolument inatteignable à l’époque, l’intitulé et le début du texte sont truffés d’erreurs historiques.
Jules Renkin n’était plus ministre belge des Colonies, en 1920 – il a occupé cette fonction de 1908 à 1918. Et Léopold II ne s’est jamais rendu au Congo.
Même si le roi y avait accueilli les missionnaires, en 1883, il n’aurait pas pu leur souhaiter la bienvenue dans "la grande patrie du Congo belge" décrite dans le texte intégral et l’enregistrement, puisque le Congo n’était pas belge à ce moment-là. Seule existait alors l’Association internationale du Congo, à but philanthropique et commercial, que présidait Léopold II.
Ce n’est qu’à l’issue de la Conférence de Berlin de 1884-1885 que le roi se vit attribuer à titre personnel le Congo, qui devint l’Etat indépendant du Congo (EIC). L’EIC ne prit le nom de Congo belge qu’en 1908, après que Léopold II eut légué sa propriété à l’Etat belge.
D’autres incohérences concernent les missionnaires auxquels le roi est supposé s’adresser en 1883.
"(…) Vous venez, certes, pour évangéliser, mais cette évangélisation s’inspire de notre grand principe : avant tout, les intérêts de la métropole (…)", déclare-t-il. Aurait-il vraiment tenu ce discours devant les missionnaires étrangers – en particulier français (spiritains) – qui formaient le gros des troupes des évangélisateurs dépêchés au Congo à ce moment-là, comme le soulignent les auteurs de deux thèses de doctorat en France, défendues à Paris et à Lyon ?
Ce n’est qu’en août 1888 que la première "caravane" des missionnaires scheutistes basés à Anderlecht, 100% belge, partit pour le Congo.
1. K. Ngalamulume. "Léopold II et les missionnaires : Les circulations contemporaines d'un faux", Revue Politique Africaine, No 102, 2006.
2. Une des dernières thèses de doctorat a été publiée en 2010 par Jean-Paul Sanderson de l’UCL Louvain : "La démographie du Congo sous la colonisation belge".