Comme la foule s'était rassemblée par dizaines de milliers, au point qu'on s'écrasait, Jésus se mit à dire, en s'adressant d'abord à ses disciples : Méfiez-vous bien à cause du levain des pharisiens, c'est-à-dire de leur hypocrisie.
L'hypocrisie (jugement perverti) des pharisiens qui n'acceptent pas que tout soit donné (ch. 12) est ainsi rapprochée du scandale de celui qui n'accepte pas le pardon. Le fait que ces deux réalités de notre vie chrétienne soient intimement liées ressort bien de la prière du Notre Père :
Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour. Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes nous pardonnons à tous ceux qui ont des torts envers nous. (11, 3-4)
Être ouvert au don comme au pardon, c'est cela, se garder de l'hypocrisie et du scandale. Mais vivre le pardon entre frères est une chose, fonder une communauté où la gratuité et le pardon puissent régner en est une autre. Aussi les Apôtres demandent-ils au "Seigneur", le Seigneur de l'Église :
Augmente en nous la foi !
Ce qui, dans l'évangile de Marc était dit par le père de l'épileptique, marquant mieux les deux degrés de la foi : "Je crois ! Viens en aide à mon incrédulité" (Mc 9,28-29), Luc le met donc dans la bouche non seulement des disciples, mais, précise-t-il, "des Apôtres". C'est souligner combien les Douze, qui ont à être témoins du Christ, doivent les premiers être solides dans leur foi — et plus encore qu'eux tous, Simon Pierre. Lors du repas pascal, Jésus dira explicitement à Pierre :
Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne sombre pas. Toi donc, quand tu sera revenu, affermis tes frères. (Lc 22, 32)
Mais c'est dire aussi qu'ils croient déjà, puisque non seulement ils donnent à Jésus ce titre divin de "Seigneur", mais lui demandent d'augmenter leur foi, ce que Dieu seul peut faire. La foi, et davantage encore, la croissance et la persévérance dans la foi, n'est possible qu'à condition d'être confirmé par la parole et la prière de Jésus.
Les versets qui suivent reprennent les deux thèmes centraux du Royaume et de la gratuité. Ils tracent tout un programme. Avant de manger et de boire à la table du Seigneur dans le Royaume, il y a un service à faire, une tache qui est rude : il faut édifier des communautés. Mais attention : ces communautés ne sont pas la communauté de Pierre, ou de Paul, ou d'Apollos... C'est l'Église de Jésus Christ. Les apôtres ne sont là que comme des serviteurs, "serviteurs quelconques" (inutiles), totalement dépassés pas la grâce qui leur est faite, à eux comme aux autres, conscients que chaque apôtre, un jour doit remettre sa communauté "à Dieu et à la Parole de sa grâce, qui a la puissance de bâtir l'édifice (Ac 20, 32).
Cela n'arrive pas qu'au moment de mourir ou de partir à la retraite. Quand un évêque donne à l'un de ses prêtres une nouvelle nomination et lui demande de changer de paroisse, ce prêtre, s'il se dit serviteur inutile, quittera volontiers sa paroisse, même s'il a le coeur lourd, pour aller là où son évêque l'envoie. De même, lorsqu'un prêtre demande à une paroissienne de cesser de rendre tel ou tel service pour laisser la place à quelqu'un d'autre, cette personne, si elle se dit servante inutile, ne prendra pas ombrage, et, comme Sainte Bernadette, qui disait qu'elle voulait être comme un balai que l'on prend quand on en a besoin et que l'on range derrière la porte quand il ne sert plus, elle s'éclipsera sans ronchonner.
L'expression "serviteurs inutiles" demande néanmoins à être bien comprise. Dans certains commentaires on lit, par exemple : "Jésus nous dit que nous sommes des serviteurs inutiles ..." Non ! Jésus ne dit pas cela du tout. Ce n'est pas dans le texte ! Ce qui est dans le texte, c'est que Jésus demande aux apôtres, et aussi à chacun des ouvriers dans le Royaume, de se dire serviteur inutile. Ce n'est pas la même chose. Il faut bien le voir, cela. Sinon on risque de comprendre tout de travers. On risque de prendre Dieu pour un patron arbitraire, difficile à contenter, pas très porté à la gratitude... Ce qui est faux, évidemment. Pour mieux comprendre, rapprochons ce passage d'un autre où Jésus s'adresse aux pharisiens, et vous verrez tout de suite, je crois, la différence :
Il est inutile, le culte qu'ils me rendent ; les doctrines qu'ils enseignent ne sont que des préceptes humains. (Mc 7, 7)
Ici, Jésus dit effectivement que les pharisiens sont des serviteurs inutiles. Mais la raison est évidemment différente, et le sens aussi. Vous voyez qu'il s'agit ici de tout autre chose. Il ne faut pas confondre.
Mais alors, qu'est-ce qui fait que Jésus nous demande de nous considérer comme des serviteurs inutiles (alors que lui ne le dit pas, si, du moins, notre service n'est pas hypocrite, comme celui des pharisiens) ?
Jean Paul II disait que le chapelet était sa prière préférée. Nous avons vu au début que l'évangile de ce dimanche est situé dans un contexte de prière : la prière des apôtres ("Augmente en nous la foi"), mais aussi la prière que Jésus nous a enseignée (le Notre Père), et la prière de Jésus au soir de sa vie ("J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne sombre pas").
Le service de la prière est une forme importante de service dans le Royaume de Dieu (mais pas la seule). Ce qui est vrai pour ce service vaut aussi pour les autres formes de service : nourrir les affamés, consoler les affligés, le service de la Parole ... Mais je prends l'exemple de la prière parce que dans le cas de la prière, les choses sont particulièrement claires.
La prière chrétienne est décentrement de soi pour chercher le bien de l'autre. Après la présentation des dons, le célébrant dira :
- Prions ensemble au moment d'offrir le sacrifice de toute l'Église.
L'Eucharistie est le sommet de la prière, c'est objectivement la plus haute forme de service qui soit. Et que répond l'assemblée ?
- Pour la gloire de Dieu et le salut du monde.
Ce n'est pas comme cela que les pharisiens priaient. L'acte de servir (de prier) n'est vraiment chrétien que dans la mesure où le service est désintéressé, "pour la gloire de Dieu et le salut du monde". Voilà ce qui est difficile à notre pauvre nature humaine blessée par le péché : on veut bien servir, mais il faut qu'on s'y retrouve, d'une manière ou d'une autre, pas seulement en vue d'un avantage pécuniaire, mais, par exemple, pour être estimé, honoré par les autres, ou encore (c'est le cas surtout chez des peuples qui sont très religieux par nature) pour se sentir bien et, si possible, avoir quelques frissons mystiques.
Par ailleurs, celui qui prie avec foi doit se dire serviteur inutile aussi parce que sinon il s'attribue à lui-même ce qu'il demande à Dieu. S'attribuer à soi-même ce qu'on demande à Dieu est évidemment contradictoire. Pourquoi est-ce que je prie Dieu ? Parce que je sais que sans lui, je ne peux rien faire. Or le danger existe bel et bien : on prie, on est exaucé et on se dit : j'ai été exaucé parce que j'ai bien prié, parce que je suis quelqu'un de bien, je suis un saint ... Et on s'admire un peu ... et on devient insupportable. Ou bien on n'est pas exaucé, du moins pas tout de suite et visiblement (parce que Dieu n'est pas sourd ; il exauce toujours, mais il a le droit de nous faire attendre, même au-delà de la mort, pour nous purifier). Si on se considère pas comme des serviteurs inutiles que ne font que leur devoir, alors on "perd la foi". En fait, il vaudrait mieux dire qu'on ne l'avait pas au point de départ.
Dans ton amour inépuisable, Dieu éternel et tout-puissant, tu combles ceux qui t'implorent, bien au-delà de leurs mérites et de leurs désirs ; Répands sur nous ta miséricorde en délivrant notre conscience de ce qui l'inquiète et en donnant plus que nous n'osons demander.
Voilà comment la foi de l'Église, qui s'exprime dans la prière d'ouverture de cette eucharistie, nous porte et nous apprend à prier dans la droiture, sans le levain des pharisiens.
Puisque, quand nous prions le chapelet, nous prions celle qui s'est dite la "servante du Seigneur", terminons par cette belle prière de Jean-Paul II à la fin de son Message pour la Journée Mondiale de Prière pour les Vocations (2003), dont le thème était "La vocation au service" :
Marie, humble servante du Très-Haut,
le Fils que tu as engendré t'a établie servante de l'humanité.
Ta vie a été un service humble et généreux :
Tu as été servante de la Parole
quand l'ange t'a annoncé le dessein divin du salut.
Tu as été servante du Fils, en lui donnant la vie
et en demeurant accueillante à son mystère.
Tu as été servante de la Rédemption,
« en te tenant debout » courageusement au pied de la croix,
à côté du Serviteur et de l'Agneau souffrant,
qui s'immolait par amour pour nous.
Tu as été servante de l'Église, le jour de la Pentecôte
et, par ton intercession, tu continues de l'engendrer dans chaque croyant,
même en nos temps difficiles et tourmentés.
Que les jeunes du troisième millénaire
se tournent avec confiance vers toi, jeune fille d'Israël,
qui as connu le bouleversement de ton jeune cœur
devant la proposition de l'Éternel.
Rends-les capables d'accueillir l'invitation de ton Fils
à faire de leur vie un don total pour la gloire de Dieu.
Fais-leur comprendre que le service de Dieu comble le cœur,
qu'on se réalise selon le dessein divin
seulement dans ce service de Dieu et de son royaume,
et que la vie devient alors une hymne de gloire à la Très Sainte Trinité.
Amen.