Les paroles de l'’évangile d'’aujourd’hui expriment ce qui est au cœur de la vie chrétienne :
Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
C’est de cela que dépend le sort des sarments, de leur attachement permanent ou non à la vigne.
Si vous êtes fidèles à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour…
Les sentiments ne sont pas mis hors-jeu, l’expérience mystique non plus. Mais ce qui compte, c’est la communion des volontés, même en l’absence de tout sentiment, même dans l’adversité, la tentation ou la persécution.
La traduction française risque de nous induire en erreur :
Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.
Il ne s’agit pas seulement d’imiter un exemple, un modèle qui se tiendrait à distance. Il s’agit d’être connecté à la source.
Du Père au Fils, du Fils aux disciples, un seul amour, dont le jaillissement est continu (X. Léon-Dufour).
Le Fils nous aime, non pas d’un amour quelconque, mais de l’amour même dont il est aimé par son Père ! Nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres, non pas d’un amour de philanthropie, aussi généreux soit-il, mais de cet amour même dont le Père aime son Fils, et dont le Fils nous aime, c’est-à-dire un amour éternel, infini ! Et cela change tout.
Mais cela suppose donc la foi. Car la communion des volontés n’a rien de volontariste pour autant. C’est un don à accueillir dans la foi. Il s’agit avant tout de croire que Jésus nous aime de l’amour dont il est aimé par le Père, de se laisser aimer de cet Amour-là, d’accueillir son Amour gratuitement, comme des enfants. Sinon, comment voulons-nous savoir donner gratuitement ? Si nous croyons que le Seigneur nous aime seulement en fonction de nos mérites, de nos vertus, et de nos bonnes œuvres, alors nous ne devrons pas nous étonner de trouver que la vie en communauté est insupportable, et que le prochain, c’est l’enfer. ("L’enfer, c’est les autres", J.-P. Sartre).
S. Irénée disait que
le propre de Dieu est de faire et pour l’homme de se laisser faire.
Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. C’est la raison pour laquelle c’est un mystère inaccessible aux sages et aux savants, mais révélé aux tout petits. Ce qui ne veut pas dire que c’est facile. Mais l’obstacle n’est pas dans notre faiblesse, qu’elle soit physique ou morale ! Au contraire : notre faiblesse est un tremplin, une chance. La difficulté réside dans notre orgueil. Si nous sommes présomptueux, imbus de sous-mêmes, si nous cherchons notre propre gloire, nous n’y arriverons jamais et nous nous découragerons à la mesure de notre présomption. Car c’est la gloire de Dieu de pouvoir accomplir avec des instruments fragiles et misérables que nous sommes, cela même qui est impossible pour nous : nous aimer les uns les autres d’un amour éternel et infini.
Cela vaut notamment pour cette forme éminente de la charité que nous appelons la politique. Or, le laïcisme prôné de plus en plus par la société politique française aujourd’hui est une de ces "très graves erreurs tendant à ruiner radicalement la religion" (Vat. II) en voulant singer la foi. Le paganisme et toutes les formes d’idolâtrie qu’elle entraîne sont des erreurs assez faciles à repérer. Mais le plagiat de la foi est beaucoup plus sournois.
Par exemple, quand le pouvoir politique prétend parvenir sans le Christ aux perspectives esquissées par saint Paul :
Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus (Ga 3, 27-28).
Autant construire la tour de Babel, autant vouloir porter les fruits de la vigne sans être connecté à la vigne. Saint Luc montre comment l’Esprit Saint lui-même a renversé les barrières que, dans un égoïsme inconscient, les premiers chrétiens dressaient entre Dieu et le monde (1e lect.).
Voilà donc notre seul problème : reconnaître notre impuissance radicale à faire ce que Jésus nous commande – que ce soit individuellement ou politiquement – tout en espérant contre toute espérance, en croyant fermement qu’il le fera lui-même en nous.
L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné " (Rm 5, 5).
Conséquence :
Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi. Ma vie aujourd'hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi. (Ga 2, 20).
Ste Thérèse de Lisieux avait tout compris :
Lorsque Jésus fit à ses apôtres un commandement nouveau (…) ce n’est plus d’aimer le prochain comme soi-même qu’Il parle, mais de l’aimer comme Lui, Jésus, l’a aimé, comme Il l’aimera jusqu’à la consommation des siècles… Ah Seigneur (…) vous savez bien que jamais je ne pourrai aimer mes sœurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon Jésus, ne les aimiez encore en moi. C’est parce que vous vouliez m’accorder cette grâce que vous avez fait un commandement nouveau. Oh ! que je l’aime puisqu’il me donne l’assurance que votre volonté est d’aimer en moi tous ceux que vous me commandez d’aimer ! (C 12r/v.)
Cet amour, il nous incombe d’y "demeurer".
Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? (1 Co 3, 16).
Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui. (Jn 14, 23)
Cet amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu,
c’est lui qui nous a aimés (2e lect.).
Mais cet amour fait de nous des amoureux. L’amour demande la réciprocité :
Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui (1 Jn 4, 16).
Le propre de l’amitié, c’est de révéler à l’ami ses secrets ; car l’amitié crée la communion des volontés, et fait de deux cœurs un seul cœur. Voilà pourquoi le Seigneur pourra dire à ses disciples :
Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que veut faire son maître ; maintenant je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
La multitude de ceux qui avaient adhéré à la foi avait un seul cœur et une seule âme (Ac 4, 32).
L’ami non seulement livre à son ami ses secrets, mais il lui donne tout ce qu’il a.
Il n’y pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.
Et personne ne se disait propriétaire de ce qu’il possédait, mais on mettait tout en commun (ibid.)
Les dons que Jésus nous fait vont nous configurer à Dieu et nous rendre capables d’agir conformément à une sorte d’instinct qui nous est donné. Souvent on ne sait pas très bien quelle attitude adopter dans des circonstances difficiles : faut-il parler ou se taire, dire ou faire ceci, dire ou faire cela ? La réponse n’est pas une réponse toute faite, une recette miracle, une formule magique. La réponse est : unissez-vous autant que possible à la volonté de Dieu, en la préférant à tout le reste, et agissez alors selon votre instinct :
Aime, et fais ce que tu veux,
dira S. Augustin.
Le propre de l’amitié, c’est aussi de converser avec l’ami. Comment converser avec Dieu ? Par les activités ? Non, par la contemplation :
Notre conversation est dans les cieux (Ph 3, 20).
L’Esprit Saint fait de nous des amis de Dieu. C’est lui aussi qui fait de nous des contemplatifs de Dieu.
Nous reflétons tous la gloire du Seigneur, et nous sommes transfigurés en son image avec une gloire de plus en plus grande, par l'action du Seigneur qui est Esprit. (2 Co 3, 18)
Pour contempler, il faut aimer, même dans la vie active. L’amour est toujours contemplatif. Dire que la contemplation est un exercice réservé à ceux et celles qui sont enfermés dans des monastères revient à dire que l’amour est le monopole des moines et des moniales. La contemplation est possible, même nécessaire, dans la vie active. Pour faire ce qu’a fait Ste Jeanne d’Arc, il fallait un esprit contemplatif d’une profondeur inouïe. L’amour, pour arriver à la perfection, devra s’accompagner de la contemplation. Non pas celle du philosophe, ni même de celle du théologien, mais une contemplation beaucoup plus cachée qui fait qu’on est devant Dieu comme le mendiant devant Celui qui est Don.
Nous ne pouvons pas nous donner cette contemplation à nous-mêmes, mais nous pouvons nous y disposer par un grand désir. Cette contemplation pourra être évidente, manifeste, comme chez un saint Jean de la Croix ou une sainte Thérèse d’Avila. Mais dans la plupart des cas, elle sera ignorée de ceux qui la reçoivent, parce qu’ils ont une vocation à la vie active, et qu’ils ne peuvent faire autre chose que des prières vocales, réciter des chapelets. Elle nous sera pourtant d’un grand secours pour ne pas nous agiter, pour ne pas nous laisser submerger par nos occupations, et aussi pour ne pas vaciller à la moindre contradiction.
Cette contemplation ne trouvera sa plénitude qu’au ciel, mais ce que nous ferons parfaitement et éternellement au ciel, nous devons commencer à nous y exercer dès cette terre, non pas d’autant moins que nos occupations sur cette terre sont nombreuses, mais d’autant plus que nos responsabilités sont grandes. Sinon, qu’est-ce que nous irions faire au ciel ?
Enfin, l’amitié fait consentir à l’ami.
Si quelqu’un m’aime, il gardera mes commandements (Jn 14, 15).
Mais étant amoureux de Dieu, comme lui est amoureux de nous, le contemplatif obéira sans contrainte, librement, avec joie.
En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. L'Esprit que vous avez reçu ne fait pas de vous des esclaves, des gens qui ont encore peur ; c'est un Esprit qui fait de vous des fils ; poussés par cet Esprit, nous crions vers le Père en l'appelant : "Abba !" (Rm 8, 14-15).
Ne faudrait-il pas parler ici des effets positifs … de l’évangélisation ? La véritable abolition de l’esclavage ne peut être que l’œuvre de Dieu. Si elle n’est qu’une œuvre humaine, elle conduira à d’autres formes d’aliénation, plus graves encore que la première. Et la vraie libération, le colonisateur en a besoin autant que le colonisé…
Ses commandements ne sont pas un fardeau, puisque tout être qui est né de Dieu est vainqueur du monde. Et ce qui nous a fait vaincre le monde, c'est notre foi. (1 Jn 5, 3)
Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que vous soyez comblés de joie.