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Publié par Walter Covens

    Ainsi, quand on affirme le salut du grand nombre, on risque de s'endormir dans une sécurité trompeuse. Mais quand on envisage l'éventualité du petit nombre, on se sent paralysé par la crainte, et on se dit: «Mais enfin, et la Miséricorde? Si les effets en sont tellement rares, pouvons­ nous compter sur elle?»

    Qu'on éprouve cette impression, je le comprends très bien: ce n'est pas encore un sophisme, c'est seulement une grossièreté inintelligente des mystères de l'amour. Mais ce qui devient un sophisme, c'est le raisonnement par lequel, à partir de là, on revient en force à l'optimisme sécurisant: «Dieu est bon, Il est miséricordieux. Si j'admettais l'enfer et le petit nombre des élus, je ne pourrais plus croire à sa Bonté. Par conséquent, je n'admets pas le petit nombre des élus ni même l'enfer. Avec ce qu'on nous dit sur la confiance, cela ne peut pas être un danger sérieux: on ne peut pas avoir confiance et croire que ce danger soit grave.»

    Il y a là vraiment un sophisme pernicieux. Le mirage qu'Il produit est d'autant plus difficile à dissiper que la plupart du temps on ne le formule pas clairement: il traîne dans les profondeurs du subconscient, aussi difficile à atteindre qu'un parasite dans nos viscères. Pour nous purger de ce poison « incapacitant » (en ce sens qu'il nous rend incapables de garder la vigilance d'un cœur qui aime), il faut se mettre une bonne fois en face de la Miséricorde et de ce qu'elle implique - esquissant ainsi une sorte de phénoménologie du dialogue entre confiance et miséricorde. Le sophisme que je dénonce nous détourne de ce dialogue, car il substitue à la Miséricorde une autre notion, totalement inconsistante: celle d'une justice qui pardonnerait à tout le monde.

    Pour implorer miséricorde, il faut être exposé à un danger réel - et le savoir. Si le danger n'est pas réel, il n'y a plus besoin de demander pardon. La conclusion pratique du sophisme en question (et c'est bien à cela qu'on aboutit en fait) peut se traduire ainsi: «Je n'ai pas besoin d'implorer la miséricorde, car je l'ai déjà reçue. Inutile d'appeler au secours, car nous sommes déjà sauvés.» Dans cette perspective, en effet, nous ne courons plus aucun danger éternel... le seul qui soit sérieux. Il n'y a plus à désespérer ni à espérer... : il est entendu qu'on va au ciel après la mort, c'est dans le programme, il serait intolérable et inadmissible de le mettre en doute; il n'y a même plus à y penser, mais à s'occuper des choses de la terre - les seules sérieuses, puisque ce sont les seules à propos desquelles il convient encore de craindre et d'espérer.

    Ce raisonnement évacue la miséricorde au nom même de la miséricorde. Au lieu de s'appuyer sur elle en l'invoquant, on en prend acte pour ne pas l'invoquer. On dit à Dieu: «Il paraît que vous êtes miséricordieux? Alors, attention, hein! ne me parlez pas d'enfer éternel - sinon, votre miséricorde, je n'y crois pas!»

    Vous voyez que pour invoquer la miséricorde sérieusement, il faut reconnaître non moins sérieusement que Dieu n'est pas obligé de nous la donner. Cet aveu est impliqué dans la confiance elle-même, il découle d'une phénoménologie correcte de la confiance. Prenons l'histoire de la pécheresse convertie au dernier moment, qui avait tellement impressionné Thérèse de Lisieux. (Elle insistait beaucoup pour qu'on la raconte à tous.) Cette histoire, l'enseignement de Thérèse, l'enseignement de l'Evangile - et bien entendu le mystère de la Croix... tout cela n'a rigoureusement aucun sens si l'enfer n'existe pas - ou si le danger qu'il nous fait courir est pratiquement nul. Les paroles les plus consolantes de la Bible ne signifient plus rien si la damnation n'est pas un risque réel. Le prix à payer pour trouver la miséricorde, c'est justement d'accepter cette crainte. Ceux qui la refusent refusent la miséricorde, ils trouvent que cela coûte trop cher de se mettre à genoux, physiquement et moralement, et d'avouer qu'on demande au bon plaisir de Dieu ce à quoi nous n'avons pas droit.

    Quand un enfant désire quelque chose, ses parents lui apprennent à dire: «S'il te plaît», et «Merci». L'enfant qui refuse de demander gentiment et poliment, il ne faut absolument pas lui donner ce qu'il exige: les parents qui cédent sur ce point sont de mauvais éducateurs. Dieu désire nous donner tout, Il n'a aucune envie de nous refuser quoi que ce soit, mais il faut que nous le demandions avec la note juste: c'est indispensable, parce que c'est la substance même de notre dialogue d'amour avec Lui, et cela implique l'aveu très efficace, très profond, très coûteux, que Dieu n'est pas obligé de nous sauver. (Le Procès de Kafka - et toute l'œuvre de cet auteur - c'est le cri déchirant d'une conscience qui se sent condamnée et rejetée sans savoir pourquoi... avec le pressentiment, perçu parfois comme un souffle, qu'il suffirait peut-être de très peu de chose pour que toutes les murailles soient renversées. Ce très peu de chose, c'est: demander avec une confiance sans limites...) Il le désire, mais Il désire absolument, comme condition de Son Amour, la confiance infinie qui accepte de craindre parce qu'elle évacue toute insolence.

    Il y a en somme deux manifestations de la Miséricorde:
  1. 1. Celle qui répond à la confiance qu'on met en elle, à la supplication humble et patiente. Cette manifestation est infaillible: Dieu répond toujours à un appel de ce genre. Je dirai qu'elle est ordinaire ou normale. Celui qui a trouvé l'attitude de la supplication confiante est déjà sauvé virtuellement... précisément parce qu'il accepte humblement de n'y avoir aucun droit.
  1. 2. Si quelqu'un ne sait pas prier, ne sait pas se mettre sous l'influx de la Miséricorde, il faut une intervention spéciale de celle-ci pour le tirer de cet état, le convertir et l'enfoncer dans l'humilité. Cette intervention n'est pas infaillible: Dieu répond à tous les appels... mais quand il n'y a pas l'appel, il faut une initiative nouvelle et gratuite de la Sagesse divine pour renverser l'orgueil de son piédestal et ressusciter ce mort qui ne sait plus dialoguer.

    Que Dieu réponde à celui qui demande, c'est gratuit et c'est infaillible: Il ne peut pas s'en empêcher. Mais qu'Il fasse demander celui qui ne demande pas, c'est gratuit et non infaillible. Si vous n'admettez pas cela, vous vous moquez de la Rédemption. S'il n'y a pas de danger réel, on ne voit pas très bien ce que Jésus est venu faire sur la Croix.
 
    La question n'est pas de savoir si l'on est pessimiste ou optimiste. Les personnes qui ont bon cœur ont tendance à penser que Dieu pardonne toujours, elles n'arrivent pas à croire qu'Il puisse damner quelqu'un. Elles ont parfaitement raison de concevoir la bonté divine à partir de leur propre cœur: et il est bien vrai que Dieu pardonne toujours à ceux qui le lui demandent. Ce que ces personnes ne comprennent pas - justement parce que cela ne leur ressemble pas - c'est l'endurcissement du cœur qui pourtant nous menace tous... le seul péché, au fond, que dénonce la Bible.

    L'optimisme de ces braves gens est donc une bonne chose dans la mesure où leur confiance ne s'appuie pas sur cet optimisme: c'est au contraire leur confiance, jaillie de leur bon cœur, qui nourrit leur optimisme. Ce que je dénonce, c'est la sécurité paresseuse et insolente qui prend prétexte de la bonté divine pour affirmer: «Ça va! Dieu est bon! Il n'y a pas besoin de s'en faire.» Cette doctrine est mortelle parce qu'elle tue la vraie confiance. Dans la mesure même où on dit cela, on commence à être en danger. Si cela effraie le lecteur, qu'il me pardonne: mon seul désir est de lui donner la vraie sécurité, la sécurité des pauvres.
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