LE JEU DE LA MISÉRICORDE
Je voudrais terminer ces développements sur la lutte entre la vie divine et le péché par une seule remarque, sur laquelle je ne saurais trop insister: notre sort est décidé par le jeu entre la Miséricorde et la confiance. Il n'y a pas d'autre problème, difficulté, erreur dans notre vie. Je dis: absolument pas d'autre.
Une preuve très simple: c'est ce qui se passe à l'heure de la mort. A ce moment-là rien d'autre à faire que de jeter sa confiance dans la Miséricorde. Si c'est le seul acte que nous devions poser au moment de la mort, c'est le seul qui nous soit demandé pour toute la vie. Nous n'avons rien à faire ici bas que commencer à vivre de la vie éternelle. La mort étant la porte de la vie éternelle, nous n'avons rien d'autre à faire que d'apprendre à mourir dans l'amour de Dieu. Cet apprentissage est la mort du vieil homme dont nous avons parlé, et il ne réclame en fin de compte que la confiance: celle qui est toujours requise pour mourir, spirituellement ou physiquement.
S'exercer à l'amour, s'exercer à mourir ou s'exercer à la confiance, c'est donc la même chose. Il ne faudrait pas que les difficultés de la vie nous masquent la simplicité - et en même temps la profonde difficulté - de ce mouvement. Profonde difficulté, non pas en soi (avoir confiance est aussi facile que de respirer), mais à cause de nous qui n'y sommes pas habitués.
Nous ne soupçonnons pas à quel point nous n'y sommes pas habitués, à quel point nous en sommes loin. Je voudrais dénoncer le manque de confiance qui est en nous, avec le danger très réel qu'il nous fait courir, et lui seul.
«C'est la confiance, disait Thérèse de Lisieux, et rien que la confiance, qui doit nous mener à l'Amour...» Cela paraît consolant, et c'est très redoutable, car nous essayons d'aller à Dieu par la confiance et par autre chose - en cherchant quelques appuis, quelques signes, quelques garanties. Or le propre de la confiance, c'est de ne pas chercher autre chose, de ne s'appuyer que sur l'Amour et la Miséricorde. Si on cherche Dieu par la confiance et par autre chose, en vérité on cesse d'avoir confiance... et on perd tout. Vous voyez que c'est grave - tellement grave qu'il faut avoir le courage de voir les choses en face jusqu'au bout... le courage d'avoir peur.
Si nous n'acceptons pas d'avouer qu'en un sens notre salut éternel n'est pas assuré, c'est que nous refusons d'avoir confiance. S'il est devenu presque impossible de parler de l'enfer aux chrétiens, ce n'est pas parce qu'ils ont peur, mais parce qu'il ne veulent pas avoir peur. Ils ne peuvent plus supporter ce dogme parce qu'ils n'ont pas confiance: alors, s'ils croyaient à l'enfer, n'ayant pas confiance, ils seraient perdus.
Ce que j'appelle le courage d'avoir peur, c'est tout simplement le courage de croire à l'enfer. Et je dis que le refus de ce courage est un refus d'avoir confiance, donc un très grand danger d'y aller... en un sens le seul: s'il y a un point où la génération actuelle est en danger, c'est celui-là. Il arrive certes que de braves gens refusent de croire à l'enfer parce qu'ils ont bon cœur et se sentent prêts à sauver tout le monde. Comme nous le verrons plus loin, ce n'est pas grave si on garde conscience du danger, et si on ne remplace pas la confiance théologale par l'optimisme.
Ouvrez l'Evangile: il y est question de l'enfer une soixantaine de fois - vingt fois explicitement, quarante fois indirectement mais nettement (la géhenne - le feu éternel - les malédictions jointes aux béatitudes - le mauvais riche - la porte étroite - le jugement dernier, etc.). C'est indiscutable. (A moins de «démythologiser». Mais si les rites de cette opération sont souvent obscurs, le but en est clair et cette Variation essaie justement de le définir). Si nous écoutons le Christ comme Il veut être entendu, c'est-à-dire comme des enfants, nous ne trouverons dans ses paroles aucune garantie sur le grand nombre des élus.
L'Evangile suggère si bien le contraire que, pendant dix-huit siècles, la plupart des Pères et des théologiens (grecs et latins) ont enseigné couramment la doctrine du petit nombre des élus ... et ceux qui enseignaient cela étaient parfois des saints brûlants de charité. Depuis le XIXe siècle, l'enseignement bouge à ce sujet dans l'Eglise latine, à une telle vitesse que l'enfer apparaît aujourd'hui comme une invention du Moyen Age dont il n'y aurait pas trace dans l'Evangile bien interprété ... Je comprends qu'on hésite devant le dogme de l'enfer, mais lire l'Evangile sans jamais s'y heurter, c'est un tour de force dont j'admire la virtuosité sans être capable de m'y risquer.
Je crois volontiers au grand nombre des élus. Je veux partager cet espoir, jusqu'à demander à Dieu de sauver ceux qui s'engagent sur le chemin de la perdition. Mais cet espoir n'a de sens qu'à condition de reconnaître:
- 1. Que l'immense majorité des hommes s'engage apparemment dans le chemin de la perdition;
- 2. Que seule une miséricorde gratuite peut sauver au dernier moment la masse impressionnante de ceux qui jusqu'au bout semblent vivre en détournant leurs yeux de la porte étroite.
Et ceci nous ramène au point essentiel: il ne faut pas appuyer notre espérance sur l'éventualité du grand nombre des élus, ce qui revient en fait à remplacer la vivacité de l'espérance par le sommeil d'un optimisme confortable. Si presque tous sont sauvés, si l'on s'en fait une certitude, on se dit: Il y a peu de chances que j'aille en enfer ... Ce n'est pas de la confiance, c'est du calcul!
Il est donc essentiel de fonder notre confiance sur l'absence même de toute garantie au sujet du nombre des élus ou des réprouvés. Dieu ne nous rassurera pas du tout à ce sujet, il faut prendre au sérieux les menaces des prophètes et des saints - en espérant et en suppliant afin que le grand nombre soit sauvé («Que deviendront les pécheurs?» clamait s. Dominique des nuits entières).