La Bible elle-même atteste que la parole de Dieu et l'Écriture ne sont pas identiques. La parole de Dieu est une réalité vivante, efficace (He 4, 12-13), éternelle (Is 40, 8), toute-puissante (Sg 18, 15), créatrice (Gn l, 3 s. ) et instauratrice d'histoire (dabar, «parole», signifie aussi en hébreu «histoire» : voir l R11, 41).
Bible et parole de Dieu
Pour le Nouveau Testament, cette Parole est le Fils même de Dieu qui s'est fait chair Jn 1, 1 s. ; He l, 2). L'Écriture n'est donc pas et ne peut pas être immédiatement parole de Dieu: cette dernière excède le Livre, et atteint aussi l'homme à travers la vie sacramentelle, l'histoire, les événements, les frères, les pauvres surtout... La Constitution Dei Verbum s'exprime en ces termes : « Les saintes Écritures contiennent la parole de Dieu et, parce que inspirées, sont vraiment parole de Dieu » (Dei Verbum, n° 24), c'est-à-dire que l'Écriture contient la Parole divine et la transmet par le biais de l'action du Saint-Esprit. La tradition chrétienne a exprimé cette conscience en recourant à l'analogie de l'Incarnation : le Logos qui s'est fait chair dans la personne de Jésus de Nazareth est aussi le Logos qui s'est fàit Écriture, Livre, et, comme la foi amène à reconnaître le Fils de Dieu dans Jésus, l'homme de Nazareth, de même la foi est appelée à discerner la parole de Dieu dans les phrases scripturaires très humaines. Saint Augustin écrit: « Nous ne devons pas nous étonner si, par condescendance à notre faiblesse, il s'abaisse jusqu'à la dispersion de nos sons humains, parce qu'il s'abaisse jusqu'à prendre l'infirmité de notre corps » (Commentaire des Psaumes 103, 4, 1). Cette conscience fonde la vision traditionnelle de l'Écriture comme corps du Christ, et donc comme sacrement de sa présence: « Le Christ est présent dans sa Parole, car c'est lui qui parle tandis qu'on lit dans l'Église les Saintes Écritures » (Sacrosanctum concilium ou Constitution sur la Iiturgie, n° 7). Elle fonde aussi la conception de l'eucharistie comme la double table de la Parole et du pain. Ce dernier enseignement, courant chez les Pères, a été repris par plusieurs documents de Vatican II (Dei Verbum, n° 21 ; Presbyterorum ordinis, n° 18 ; Perfectae caritatis, n° 6 ; etc.). L'Écriture a donc un statut sacramentel dans la vie de l'Église: la Parole qu'elle contient et qu'elle dégage grâce à l'Esprit-Saint a la capacité efficace de l'alliance, elle est un don offert à tout le peuple saint et un lieu de la présence divine. Grâce à l'action de l'Esprit, l'Écriture transmet une parole qui doit être accueillie non pas tant comme une parole d'hommes ou comme une parole sur Dieu, mais comme parole de Dieu (1 Th 2,13) introduisant dans l'alliance, cette relation avec le Dieu vivant.
Un cœur qui écoute
Le fondement théologique de la Bible est que Dieu parle. Face à cet acte divin, le partenaire de Dieu est celui qui écoute. L'Écriture atteste à plusieurs reprises que l'écoute est ce qui fait d'Israël le peuple de Dieu. « Si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples » (Ex 19, 5) ; « Écoutez ma voix et conformez-vous à tout ce que je vous ordonne; alors vous serez mon peuple et moi je serai votre Dieu » Jr 11, 4). L'écoute crée une appartenance, un lien, elle fait entrer dans l'alliance. Dans le Nouveau Testament, l'écoute s'oriente vers Jésus, le Fils de Dieu ; « Celui-ci est mon Fils bien-aimé[...] Écoutez-le » (Mt 17, 5). L'Écriture, que les juifs appellent Miqra, ce qui signifie « convocation », contient donc un appel et demande à son lecteur de se faire auditeur et répondant. Lire l'Écriture signifie accomplir un exode en vue d'une rencontre, entrer dans un dialogue où le mouvement de l'écoute est essentiel. Le croyant est « l'écoutant » qui confesse la présence de celui qui parle et veut s'impliquer avec lui, qui creuse en lui-même un espace pour y faire habiter l'autre, qui se dispose avec confiance envers l'autre. C'est la raison pour laquelle les évangiles requièrent le discernement sur ce que l'on écoute (Mc 4, 24) et sur la manière dont on écoute (Lc 8, 18) : en effet, nous sommes ce que nous écoutons! La figure anthropologique que la Bible veut construire est donc celle d'un homme habité par « un cœur qui écoute » (1 R 3, 9). Ce cœur représente la totalité de l'homme : le noyau le plus profond de l'homme est forgé par l'écoute. Ainsi, écoutant la Parole, l'homme se structure comme accueil de l'Autre. Cette écoute, n'étant pas une simple audition de phrases bibliques mais un discernement « pneumatique » de la parole de Dieu, exige la foi et doit se produire dans l'Esprit-Saint. Ces conditions nous renvoient à la lecture biblique dans la liturgie et dans la lectio divina.
La liturgie
La Bible est le livre d'un peuple et pour un peuple. Elle est un héritage, un « testament » transmis à des lecteurs-destinataires qui succèdent aux auteurs, en actualisant, dans leur histoire et dans leur vie, l'histoire du salut dont témoigne le texte. Il y a donc un rapport d'appartenance réciproque entre le peuple et le Livre: la Bible n'est rien sans le peuple, mais le peuple, lui non plus, ne peut subsister sans le Livre, car c'est en lui qu'il trouve sa raison d'être, sa vocation, son identité. Cette appartenance mutuelle signifie plus profondément l'appartenance du peuple à Dieu par le moyen de l'alliance. Elle est célébrée dans la liturgie, lieu où se réalise l'œuvre de réception de la Bible. Bien plus, cette réception se produit dans la communauté réunie en assemblée liturgique. Le moment où Jésus, dans la synagogue de Nazareth, proclame durant la liturgie le passage scripturaire et développe une explication (Lc 4, 16-21) est significatif tant sur le plan théologique qu'anthropologique. Ce qui se produit là a lieu aussi à chaque proclamation de la parole de Dieu dans une liturgie. Le texte de l'Écriture (Le 4, 21) est lu et proclamé comme une parole vivante pour aujourd'hui (Lc 4, 21) pour une communauté précise, réunie en assemblée (« à vos oreilles » : Lc 4, 21) : c'est la communauté réunie par la parole de Dieu, la communauté de l'écoute, l'ekklesia. Dans l'assemblée liturgique, un lecteur vivant aujourd'hui offre son corps au livre qui peut ainsi résonner comme une parole significative aujourd'hui, comme une parole adressée à une communauté déterminée. Le lecteur, de sa main, ouvre le livre; avec les yeux, suit le texte ; par sa bouche, lit et prête sa voix à l’Ecriture : ce qui est écrit « ressuscite » ainsi pour devenir une parole vivante aujourd'hui. Cette opération est « pneumatique » : c'est une action de l'esprit qui, tout comme il a conduit la Parole à se faire livre, conduit maintenant, dans la liturgie, l'écrit à se faire Parole (« L'Esprit du Seigneur est sur moi » : Lc 4, 18). C'est en effet grâce à l'action vivifiante de l'Esprit que la parole de Dieu peut résonner dans l'assemblée réunie et devenir le fondement de l'action liturgique. La présence de l'Esprit lors de la proclamation de la Parole dans la liturgie est bien exprimée par le livre de prières attribué à Sérapion (4e siècle) qui - suivant la tradition d'Alexandrie - contient deux épiclèses, ou invocations de l'Esprit, avant la proclamation des lectures et une autre après l'homélie. Ces épiclèses demandent, d'une part, que l'Esprit guide celui qui préside l'assemblée dans sa tâche prophétique et qu'il comprenne et proclame de façon adéquate la parole de Dieu pour l'assemblée. D'autre part, que la communauté reçoive de façon juste et digne la Parole.
Quand l'Écriture ressuscite en Parole
Dans la liturgie eucharistique en particulier, se produit la « résurrection » de l'Écriture en Parole, au point qu'on peut dire que lire l'Écriture dans le contexte liturgique signifie s'insérer dans la dynamique pascale. Indiscutablement, cet événement a lieu dans une liturgie formée de moments constitutifs:
. Leur proclamation comme une parole vivante de Dieu pour aujourd'hui.
. Leur annonce à une assemblée qui y reconnaît sa propre identité, sous la présidence d'un garant qui atteste l'authenticité de ce qui vient d'être lu.
L'assemblée liturgique, grâce à l'Esprit-Saint, écoute le Christ qui parle, « car c'est lui qui parle tandis qu'on lit dans l'Église les Saintes Écritures » (Sacrosanctum conciIium, n° 7). Elle se place en présence du « Christ qui annonce encore l'Évangile » (Sacrosanctum concilium, n° 33) et elle permet ainsi à Dieu d'entrer en alliance avec son peuple, de passer parmi son peuple. L'Écriture et la liturgie conduisent le peuple à ce dialogue avec le Seigneur, but profond de la parole de Dieu. La parole qui sort de la bouche de Dieu et dont témoignent les Écritures revient à Dieu sous forme d'une réponse priante du peuple (1s 55, 10-11) : pour cette raison, au cœur des Écritures, on trouve les psaumes qui expriment, dans le culte et dans la liturgie, la réponse du peuple à l'action de Dieu dans l'histoire. Le dynamisme profond de la liturgie est celui d'un dialogue: Dieu convoque son peuple; la lecture de l'Écriture évoque les interventions du Dieu sauveur dans l'histoire; l'assemblée répond en rendant grâce et en invoquant la bonté du Père. Tout comme la Parole tend donc à la liturgie, dans la liturgie se produit la régénération de la Parole qui se manifeste vivante, actuelle, efficace, conduisant le peuple à l'alliance. La structure dialogale de la liturgie rencontre la finalité dialogale de l'Écriture, qu'indique bien le Cantique des cantiques. Le Cantique est un colloque et l'histoire de sa réception montre combien la tradition n'a pas tant cherché à l'expliquer, mais plutôt à faire entrer le lecteur dans cet échange à deux voix. Peut-être est-ce précisément cette forme de dialogue qui a justifié l'insertion du Cantique dans le canon biblique : au cœur de la Bible, ce texte représenterait la synthèse du dialogue d'amour qui traverse toute l'Écriture et que l'Écriture veut susciter parmi ses lecteurs. Dans cette optique, le Cantique serait une sorte de double intérieur au cœur de la Bible, un texte qui reflète le grand ensemble biblique et sa finalité fondamentale : faire entrer le lecteur dans le dialogue d'amour, dans la relation entre un « je » et un « tu », dans l'alliance avec son Dieu. Le rapport intrinsèque qu'entretient l'Écriture avec la liturgie transparaît donc aussi dans l'histoire du canon: la fondation du canon est l'événement liturgique de la proclamation de la Parole et, dès le début, la Bible est le livre destiné à régir le dialogue entre Dieu et son peuple; c'est donc le livre destiné au culte.
La lectio divina
La lectio divina est une méthode traditionnelle d'approche de l'Écriture qui cherche à faire de la lecture du texte écrit l'écoute d'une parole vivante, de l'acte de lecture l'entrée dans une relation, l'ouverture à une présence et son accueil. Origène parlait déjà de theîa anagnosis, de « divine lecture » ; mais on trouve la formulation la plus significative de cet art de l'écoute de la Parole chez Guigues II le Chartreux, au 12e siècle: « Un jour, alors que j'étais occupé au travail manuel, je commençai à penser à l'exercice spirituel de l'homme ; et tout à coup quatre degrés spirituels s'offrirent à ma réflexion: la lecture, la méditation, la prière, la contemplation. [....] La lecture est l'examen attentif des Écritures, fait par un esprit appliqué. La méditation est une opération de l'intelligence, procédant à l'investigation studieuse d'une vérité cachée, à l'aide de la propre raison. La prière est une application aimante du cœur à Dieu pour extirper les maux et poursuivre le bien. La contemplation est comme une élévation en Dieu de l'âme attirée au-dessus d'elle-même et savourant les joies de la douceur éternelle » (Lettre à Gervais sur la vie contemplative, Sources chrétiennes, n° 163).
Comment peut-on décliner aujourd'hui, alors que nous sommes si allergiques aux visions spirituelles qui présentent des échelles et des degrés, ces quatre stades (lectio, meditatio, oratio, contemplatio) de la lecture biblique, qui sont en réalité une pédagogie de la rencontre du Seigneur à travers la méditation d'un texte littéraire, le texte biblique? On peut y voir deux phases essentielles: la première, celle de la lectio et de la meditatio, est plus objective, c'est-à-dire centrée sur l'effort de lecture attentive du texte, de son approfondissement, de son étude, de sa compréhension; la seconde, caractérisée par l'oratio et la contemplatio, fait émerger davantage la subjectivité et l'expérience du lecteur, de l'auditeur, de celui qui prie : ayant reçu le message central de la page biblique, il y répond par la prière et la liturgie du cœur, par l'obéissance et la, responsabilité, en se mettant sur un chemin de conversion.
Dans le mouvement de la foi
Le propre de la lectio divina, tant personnelle que communautaire, est le contexte de foi et de prière où elle a lieu : elle s'ouvre par le silence, par la confession de foi selon laquelle le Seigneur me parle aujourd'hui à travers la page biblique, par l'invocation de l'Esprit et l'humble ouverture à son action - car la compréhension du texte est un événement marqué par l'action de l'Esprit, non pas une opération intellectuelle. Assurément, l'étude entre dans le mouvement de la lectio divina : la meditatio, en effet, n'est pas une introspection ou une auto-analyse psychologisante, mais l'approfondissement du sens du texte (en ayant aussi recours aux notes de la Bible, à un commentaire, à un dictionnaire biblique, etc.), pour qu'émerge la pointe théologique, l'annonce de la foi, le message central. De la page lue et écoutée, on passera alors à la présence priée, contemplée : un peu à la manière de ce qui se produit en Luc 4, 16-21, où l'on visualise le passage de la lecture du texte biblique Jésus lit le rouleau du prophète Isaïe: Lc 4, 16-19) à la vision de la personne du Christ (« tous tenaient les yeux fixés sur lui » : Lc 4, 20). Ainsi, la lectio divina, qui commence dans la prière, débouche sur la prière: une prière de reconnaissance ou d'adoration, de louange ou de supplication, un silence qui contemple la présence du Seigneur ou une invocation qui la cherche. Cette prière s'inspirera toujours de la parole écoutée et méditée.
On passe de cette manière, dans la lectio divina, de la lecture du texte, pour y saisir la Parole, à la lecture de soi et de sa propre existence devant cette même Parole. Et l'on expérimente l'unification à laquelle elle conduit, unification de la foi et de la vie, de la prière personnelle et de la liturgie, de l'intériorité et de l'engagement dans l'histoire. Mais, en ce qui concerne le texte biblique lui-même, s'établit aussi l'unité entre l'Ancien et le Nouveau Testament. La lectio divina cherche en effet à faire l'unité de l'Écriture à l'intérieur de la clé de lecture chrétienne fondamentale des Écritures: le Christ mort et ressuscité est la Parole définitive de Dieu à l'humanité. Et elle parvient ainsi à saisir l'accomplissement à la lumière de la promesse et à voir non seulement que l'accomplissement n'existe pas sans promesse, mais aussi que celui-ci ne la révoque pas, mais l'oriente au contraire vers l'accomplissement eschatologique. L'accomplissement en Christ devient à son tour la promesse en Christ. Le Christ mort et ressuscité « selon les Écritures » (1 Co 15, 3-4), c'est-à-dire selon « la Loi, les Prophètes et les Psaumes », n'épuise pas la prophétie de l'Ancien Testament. mais la signifie à nouveau en la relançant vers le Royaume, accomplissement véritable du dessein de salut de Dieu pour tous et pour toujours.