Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Éd. du Seuil, 1980, p. 23-26
La prière pour ceux qui sont éprouvés dans les cinq continents est devenue aujourdhui un réflexe, parfois un peu mécanique, de la prière des assemblées chrétiennes. Les Psaumes impriment à cette habitude un changement apparemment léger : au lieu de prier pour ceux qui
- dire Je à leur place. À chaque fois que jouvre ce livre, cest moi lhomme traqué par linjustice, affamé, malade, apeuré. Jallais dire : cest comme si Dieu, dans notre prière, ne regardait pas notre cas particulier, mais le drame de toute lhumanité daujourdhui.
Mais il ny a pas là de fiction, de " comme si ". Dans le temps dun individu, un moment de malheur est plus quun moment, il marque toute une vie. Dans lespace couvert par tous les hommes vivants, ceux qui sont offerts à linjustice et à la mort occupent plus que leur place dans une prison ou dans un hôpital. Si nous acceptons la manière de prier des Psaumes, le cri des hommes opprimés et menacés vient envahir notre espace à nous, occuper notre prière et, peut-être, fondre nos ennuis dans leur malheur. Cela, cest plus que faire à des malheureux laumône dune prière, puisque cest eux qui nous transforment par leur cri. La prière des Psaumes est parfois à létroit dans nos curs, mais elle est là pour les élargir.
Cela pourrait quand même être une fiction de croire que tous ces cris en forment un seul, de vouloir faire sa prière avec le cri dun autre. Qui me dit que je peux franchir tant despace et me donner devant Dieu comme portant le cri de tous, ou même porté par le cri des plus souffrants ? À partir de cette question, la prière nous met en question nous-mêmes : " Et moi, humilié, meurtri, que ton salut, Dieu me redresse ! " (Ps 59, 30)
Il va de soi que ce cri nous met en question, si nous marchons la tête trop haute et si nous avons tout fait pour navoir rien dans la vie qui nous dérange. Dun côté, (
) les mots nous dépassent le plus souvent et peut-être toujours. Dun autre côté, ils nous mettent en question comme nous met en question le drame qui se joue dans lhumanité, et dont ils sagit ici. La prière des Psaumes est un vin fort et il est bien dommage déchapper, par distraction, à cette surprise. Prier et dire Je à la place des plus éprouvés, cest aussi être appelé vers eux et cet appel a des conséquences concrètes dans notre vie.
Nous répondrons à cet appel si nous comprenons doù il vient. Si un homme, si une femme à qui lespoir est difficile, trouve dans les Psaumes sa propre prière, cest une raison suffisante pour justifier que les Psaumes aient été écrits. Mais il tout de même étonnant que des mots puissent rejoindre de si loin qui que ce soit. Par quoi ces cris sont-ils rassemblés ? Par quel ciment tant dhommes dispersés dans la mort peuvent-ils faire tenir au même lieu, sous les mêmes mots, leur désir ?
Dans le peuple dIsraël, cétait la solidarité dune même promesse, à laquelle, déjà, le souci de lhumanité entière nétait pas étranger. Dans la race humaine en général, la solidarité dans un même cri est perçue comme une possibilité, un désir, une espérance. Ce ne sont pas les chrétiens qui lont inventée. Les chrétiens détiennent seulement, en face de cette espérance quand elle existe, ou en face de son contraire, une attestation divine remise à eux comme un dépôt confié à un passant qui nen est pas plus digne quun autre. Un message reçu : Dieu voit toute lhumanité comme un seul corps, prend son cri comme un seul cri quil entend à travers le cri de Jésus offert à linjustice et à la mort. Avant de répondre au cri du malheur, Dieu la fait sien. Jésus a scellé alors lunité de toutes les souffrances dans la sienne. Il a signé la prière des Psaumes comme prière virtuelle pour tous les hommes et il nous donne droit, sans fiction, de dire Je à la place des humiliés, dapprendre deux ce que lui-même a porté.
Le Je de lhomme humilié, traqué, mourant, cest celui de Jésus-Christ. Il nest donc pas étonnant que cette prière, à la fois, nous traverse et nous dépasse. Qui me dit que je peux prononcer la prière des Psaumes au nom de tous ? La foi me le dit, en me faisant croire que la mort du Christ, qui assume celle de tous, est imprimée en moi par le baptême. Le Je des Psaumes est celui du Christ, mais il nen chasse personne, parce que leffacement est son signe. Il attire en eux. Il donne passage. Comprises ainsi, les prières des Psaumes saniment. Leurs mots sont comme les pains du miracle : ils tiennent dans un panier et ils valent pour la multitude. Croire, cest croire quils valent vraiment. Ce partage des mots à si longue distance dans le temps et dans lespace, la foi dite par la tradition y reconnaît luvre de lEsprit. Il anime, il fait respirer, il joint.
Mais par quoi toutes ces souffrances de mort peuvent-elles déjà être cimentées, sinon par le contraire de la mort, par la vie ? Des hommes qui ont fait cette expérience ont déclaré que les paroles de lÉcriture étaient inspirées. Cela ne veut pas dire seulement quelles ont autorité, mais quun souffle les porte.
Pour tout dire, la croix du Christ est un signe qui marque toute lhumanité et, par ce signe, passe lEsprit de vie et despérance qui rallie tout, comme dit Ézéchiel, depuis les quatre vents. Si cest bien le cas, nous rencontrerons encore ce signe en parcourant les Psaumes. Dès maintenant, nous avons rencontré ce qui nous autorise à recueillir en eux des mots pour la prière de toute lhumanité.
Nous avons reconnu, dans la prière qui rassemble ceux qui sont loin, morts ou vivants, le passage que la tradition appelle passage de lEsprit.
Comme cet Esprit est déjà là quand sécrivent et se lisent les mots qui relient une souffrance à lautre, bien loin derrière et au-delà deux, il nest pas étonnant quil se manifeste si soudainement, surgissant du cur de la supplication, dans chacun des Psaumes. Le sommeil, la nuit, tiennent une grande place dans nos textes. La nuit : temps de lélection de la prière, mais surtout réponse de Dieu. Comme un tournant que lhomme ne pourrait prendre tout seul, où lhomme succombe chaque jour sous ce qui le dépasse, la nuit ménage une transition vers lespoir : " Et moi, je me couche et je dors ; je méveille : le Seigneur est mon soutien ! " (Ps 3, 6)
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