De tout temps, pour le meilleur ou pour le pire, la tentation a conféré à l’existence chrétienne un caractère dramatique: la vie du croyant est lutte et « pas seulement contre la chair et le sang ». Aujourd’hui, pourtant, dans de nombreux secteurs de la chrétienté, cette tension semble tomber: on ne parle plus de Satan. On ne combat plus que « contre la chair et le sang », c’est-à-dire contre les maux à la portée de l’homme, tels que l’injustice sociale, la violence, les défauts personnels. À l’encontre de ces maux à l’échelle humaine, il suffit d’un salut qui soit, lui aussi, aux dimensions de l’homme, d’un salut réalisable grâce au progrès et à l’effort humains ; en d’autres termes, il n’est pas besoin du salut chrétien, qui vient du dehors de l’histoire.
L’inventeur de la démythisation a écrit : « On ne peut utiliser la lumière électrique et la radio, recourir, en cas de maladie, à des moyens médicaux et cliniques, et, en même temps, croire au monde des esprits » (R. Bultmann). La démythisation a exorcisé le démon, elle l’a chassé du monde, mais d’une manière tout autre que celle qui nous est montrée dans le Nouveau Testament: non pas en le jetant dehors, mais en le niant. Je pense que personne autant que le démon n’a jamais été aussi content d’être démythifié, s’il est vrai, comme on l’a dit, que la plus grande ruse de Satan est de faire croire qu’il n’existe pas (Baudelaire). Ainsi l’homme moderne, après avoir pris son « bain » de démythisation et de sécularisation, manifeste-t-il une allergie étrange et suspecte à toute parole évoquant ce sujet. Plus ou moins consciemment, on a fini par accepter une explication rassurante: le démon serait la somme du mal moral de l’homme, une personnification symbolique, un mythe, un épouvantail; ou bien l’inconscient collectif, ou encore, pour les sociologues, l’aliénation collective.
Quand, il y a quelques années, le pape Paul VI s’est permis de rappeler aux chrétiens la « vérité catholique » de l’existence du démon, la « gent cultivée » (ou tout au moins une partie d’entre elle) a réagi en déchirant ses vêtements et en criant au scandale : « Comment, de nos jours, ose-t-on parler encore du diable! Veut-on nous ramener au Moyen Age? » Beaucoup de croyants même, dont quelques théologiens, se sont également laissé intimider : « Oui, bien sûr, mais il suffirait, en effet, d’envisager l’hypothèse symbolique, l’explication mythique, ou psychanalytique... » Pour les chrétiens la question du démon est devenue le lieu typique de « mauvaise foi »: on fait semblant de ne pas croire à une chose, parce qu’on n’a pas le courage d’en prendre acte et d’en accepter les conséquences.
La vie chrétienne se trouve ainsi dédramatisée, voire banalisée. Non seulement la vie chrétienne, mais encore la vie du Christ, car sa victoire est réduite à néant si on ignore qui a été son véritable adversaire, celui qu’il a combattu avec son âme, et non avec son corps, celui qui l’a conduit jusqu’à la mort mais qu’il a lui-même vaincu par la croix. Lorsqu’au baptême l’Église nous propose la vie chrétienne, elle nous la présente comme un choix: « Renonces-tu...? Crois-tu...? » Elle semble dire: Il y a dans le monde deux seigneuries, deux royaumes; il faut choisir: auquel de ces deux royaumes veux-tu appartenir? L’oubli de l’un des deux partis, du parti « négatif », trahit peut-être la peur de l’homme sécularise d’avoir à se décider: il tente d’éliminer l’angoisse à sa raciné en refusant l’option, mais il ne comprend pas qu’il se condamne ainsi à une angoisse cent fois pire.
Car il faut choisir! Il faut s’engager, et l’homme le sait bien! De même que l’inconscient, refoulé, devient névrose et engendre toutes sortes de troubles psychologiques, ainsi le démon, relégué parmi les mythes et renié par l’intelligence, en profite pour accabler l’homme moderne de toutes sortes de névroses spirituelles : agitation, peur, remords, angoisses... Et, de fait, une chose étonnante est en train de se produire: Satan, mis à la porte, rentre par la fenêtre; chassé de la foi et de la théologie, il revient par la superstition. Le monde actuel, celui de la technologie et de l’industrialisation — et précisément là où il est le plus industrialisé et avancé —, regorge de magiciens, de sorcières, de spirites, de diseurs d’horoscopes, de vendeurs de talismans et d’amulettes, voire de sectes sataniques pures et simples! Il se passe aujourd’hui quelque chose de semblable à ce que l’apôtre Paul reprochait aux païens de son temps: "Dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous, et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible contre une représentation, simple image d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles... Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas" (Rm 1, 22. 28).