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Publié par Walter Covens

Le Dragon et la Femme

    Si nous passons de ces affirmations sur la victoire de Jésus à l’examen de la situation de l’Église au lendemain de Pâques, comment ne pas se sentir perdu? La déception est cuisante: tout continue comme avant ! Les auteurs du Nouveau Testament eux-mêmes nous le disent avec une simplicité déconcertante. Saint Paul affirme: "Ce n ‘est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du Mal qui habitent les espaces célestes" (Ép 6, 12). Et Pierre, à son tour, écrit : "Votre partie adverse, le Diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer" (1 P 5, 8). L’Apocalypse présente cette situation à la façon d’un drame: n’ayant pas réussi à dévorer le Fils de la Femme (Jésus), le Démon (le Dragon) se jette rageusement contre la Mère et l’oblige à se réfugier dans le désert (Ap 12, 1-17).

    En fait, c’est toujours l’Esprit qui conduit l’Église (la Femme) dans le désert pour y subir les tentations du Démon ! On ne pouvait dire d’une manière plus claire que, après Jésus, la lutte contre Satan se poursuit dans l’Église, et que celle-ci demeure la cible des attaques toujours renouvelées de Satan. Cette lutte redouble même, car désormais le diable frémit de colère sachant que ses jours sont comptés (Ap 12, 12). De fait, après la venue du Christ, « le temps est bref », car la fin de ce monde est proche. Bientôt viendra l’éternité où toute perspective d’action lui sera interdite et où il sera à jamais paralysé dans l’immobilité éternelle de sa damnation.

    Si les auteurs du Nouveau Testament peuvent affirmer cela avec une certitude tranquille, c’est qu’ils ont découvert le sens profond de tout ce qui se passe. La tentation est un des aspects de la souffrance du Christ. Quand saint Paul déclare : "Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps, qui est l’Église" (Col 1, 24), cela vaut donc également de la tentation : Je complète en ma chair ce qui manque aux tentations du Christ pour son corps, qui est l’Église !

    Les membres du corps doivent participer à la lutte de la Tête, comme ils participeront un jour à son triomphe total et à sa gloire. Cette loi est universelle, valable pour toute espèce de souffrance, même pour cette souffrance spéciale que sont la tentation et la lutte contre le démon.

    Mais ici, précisément, nous découvrons qu’il n’est point vrai que la situation soit restée inchangée et que les choses soient demeurées comme avant Jésus. Dans le désert, Jésus a « ligoté » Satan une fois pour toutes; puis, sur la croix, il a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal (Col 2, 15). Satan n’est plus libre, comme par le passé, d’agir et de poursuivre ses fins ; il est désormais « asservi ». Il poursuit son but, mais le résultat obtenu est exactement à l’opposé de ce qu’il escompte; sans le vouloir, il sert la cause de Jésus et de ses saints. Il est vraiment devenu « cette puissance qui veut toujours le mal, mais accomplit le bien » (Goethe). Jésus, en effet, a comme renversé et changé la cible de son action, et celle-ci, à la manière d’un boomerang, se retourne à présent contre son auteur. Le démon s’acharne contre Jésus : il le fait condamner, flageller, crucifier. Mais, en acceptant tout cela par obéissance au Père et pour l’amour des hommes, Jésus l’a transformé en victoire suprême de Dieu et en défaite suprême de l’ennemi. Jésus est « victor quia victima» (saint Augustin); Satan, au contraire, est « victima quia victor ». Le Christ est vainqueur parce que victime; Satan est victime parce que vainqueur : victime de sa victoire.

    Il en fut toujours ainsi pour les vrais disciples de Jésus, les saints, à commencer par les martyrs dont parle l’Apocalypse (cf. Ap 11, 7-13). Le triomphe de Dieu se construit sur une défaite apparente. C’est là chose d’autant plus dure à accepter que cette défaite prend chaque fois une forme bien réelle et semble définitive : devant les attaques de l’adversaire, Dieu paraît céder sur tous les fronts et pour ainsi dire sortir de la mêlée, jusqu’à permettre à l’ennemi de tirer son arme la plus redoutable : le doute sur la bonté divine: « Où est ton Dieu ? Quel père n’accourrait pas vers son fils pour mettre fin à une telle souffrance, s’il est vraiment un père ? » La défaite mortelle de Satan a lieu lorsque, dans cette situation, faisant appel à ses dernières forces le disciple de Jésus s’écrie, en s’adressant presque à lui-même: « Tu es saint, Seigneur ! Tes voies sont justes et vraies ! Je m’abandonne à toi, ô Père, même si je ne te comprends plus ! Père, je remets mon esprit entre tes mains ! » Somme toute, la victoire consiste à faire siens les sentiments jadis éprouvés par Jésus.

    Dieu « se sert » également de l’action de Satan dans un autre dessein : corriger ses élus et les ramener à l’humilité. Pour que Paul ne s’enorgueillît pas de la grandeur des révélations qui lui avaient été faites, il reçut une « écharde en la chair, un ange de Satan chargé de le souffleter » (cf. 2 Co 12, 7). Pour la même raison, après avoir reçu les stigmates, saint François passa par tant de tribulations et de tentations, qu’il en arriva à dire: « Si les frères connaissaient le nombre et la gravité des tribulations et des peines que me font subir les démons, il ne se trouverait nul d’entre eux qui ne fût touché de compassion et de pitié pour moi » (Miroir de perfection, 99). Voilà pourquoi il appelait les démons les « intendants » (castaldi) du Seigneur, c’est-à-dire les exécuteurs matériels de ses ordres : « De même que le podestat envoie son intendant pour punir le citoyen coupable d’un délit, de même le Seigneur corrige et punit ceux qu’il aime, par l’entremise de ses intendants, les démons, exécuteurs de sa justice » (Légende pérugine, 92).

    Mais si cette vision positive des tentations de l’Église a sa valeur, il ne faut bien entendu pas oublier leur face négative : les défaites de chrétiens et les victoires partielles, sinon totales, de l’ennemi. C’est ce à quoi on assiste chaque fois qu’un chrétien se détache du troupeau du Christ et, cessant d’être agneau, se fait loup en adoptant les méthodes de l’adversaire, chaque fois aussi que l’Église dans son ensemble croit pouvoir instaurer le règne de Dieu par des moyens différents de ceux auxquels Jésus eut recours dans le désert. Mais on ne connaît que trop cet aspect négatif de l’histoire (il suffit de se rappeler le terrible réquisitoire de Dostoïevski dans la « Légende du Grand Inquisiteur »). Pour une fois, laissons-le de côté.

L'Esprit Saint dans la vie de Jésus, Éd. Desclée de Brouwer 1987, p. 38-41
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