On sait que chacun des trois évangélistes donne une coloration personnelle à cet épisode en fonction du projet qu’il poursuit dans son récit. Par exemple, Matthieu et Luc mettent les tentations de Jésus en rapport avec celles qu’avait connues Israël dans le désert, et ils affirment en quelque sorte que Jésus est l’Israël nouveau qui réussit là où l’ancien avait échoué. Marc, pour sa part, laisse entrevoir en Jésus le nouvel Adam : par sa victoire sur le tentateur, il réintroduit l’homme dans le paradis perdu (« Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient »).
Cependant notre intérêt porte moins sur ces différences que sur le noyau commun, sur le sens fondamental qui se dégage du récit des tentations, compte tenu non seulement de l’épisode en lui-même, mais encore de l’ensemble de l’Evangile. Jésus explique la signification de sa lutte contre Satan dans le désert en disant : "Nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires s ‘il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison" (Mc 3, 27). Dans le désert, Jésus a « ligoté » son adversaire; il lui a, pour ainsi dire, réglé son compte, avant de se mettre lui-même au travail ; il peut désormais mener sa campagne en territoire ennemi, libre de toute hésitation et de toute incertitude sur les buts à atteindre et sur les moyens à employer (Ch. H. Dodd).
Jésus se libère de Satan pour nous en libérer nous- mêmes : dans la perspective évangélique, c’est le sens de cet épisode. En poursuivant la lecture du texte, on a en effet l’impression d’une avance irrésistible du « front » de la lumière et d’un recul du « front » diabolique, celui des ténèbres. A l’approche du Seigneur, les démons s’agitent, tremblent, cherchent à pactiser, protestent contre leur expulsion: "Que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien ? Es-tu venu pour nous perdre? Je sais qui tu es: le Saint de Dieu" (Mc 1, 24). "Si tu nous chasses, envoie-nous dans ce troupeau de porcs" (Mt 8, 31). Mais Jésus ne leur laisse pas d’échappatoire: "Tais- toi et sors de cet homme" (Mc 1, 25). Les gens sont effrayés et disent: "Qu ‘est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, donné d’autorité! Il commande même aux esprits impurs, et ils lui obéissent !" (Mc 1, 27).
Ce qui frappe manifestement le plus, c’est la puissance qui émane de Jésus. On se pose immédiatement la question: d’où vient cette autorité ? Les adversaires du Christ répondent: du prince des démons ! Jésus, lui, répond : de l’Esprit Saint ! "C’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons" (Lc 11, 20); "c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons" (Mt 12, 28). Dans les Actes des Apôtres, Pierre, à son tour, met étroitement en rapport cette activité de Jésus contre les démons avec l’onction du Saint-Esprit : "Dieu a oint de l’Esprit Saint et de puissance Jésus de Nazareth, lui qui a passé... en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable" (Ac 10, 38).
Il faut aller plus loin. Qu’est-il donc arrivé au désert, pour qu’à son retour Jésus dispose d’une autorité telle sur Satan qu’il le fasse reculer à sa simple approche ? Il l’a battu sur son propre terrain ! En effet, après la chute, la liberté de l’homme était devenue le domaine réservé de Satan : celui-ci en avait fait sa citadelle, une forteresse apparemment inexpugnable car, par le péché, il s’en était approprié la clef: la volonté de l’homme, désormais soumise à son esclavage (cf. Rm 6, 16-19; Jn 8, 34). Le prisonnier ne pouvait se rebeller contre son maître, encore moins le battre, tant que durerait sa servitude. Or Jésus est entré dans la citadelle et l’a détruite de l’intérieur. En repoussant la triple tentation, son « non! » a arraché à Satan son aiguillon, la révolte contre Dieu. Vaincu, l’ennemi est "tombé du ciel comme l’éclair" (Lc 10, 18). Les trois « non ! » du Christ étaient, en vérité, autant de « oui ! », pleins d’amour et de soumission inconditionnelle, à la volonté du Père.
La défaite de Satan commence donc la où avait commencé sa victoire : dans la liberté d’un homme. Jésus nous apparaît ici comme le nouvel Adam venant de prononcer ce « oui !» libre pour lequel Dieu avait créé le ciel et la terre. Une volonté créée s’est ainsi dilatée jusqu’à pouvoir accueillir en elle-même la volonté de Dieu tout entière. Telle est la source du pouvoir de Jésus qui agit désormais avec autorité et la puissance même de Dieu ; les démons sentent que le Christ est le « Saint de Dieu », c’est-à-dire que la sainteté divine est présente en lui, et ils ne supportent pas cette présence. Voilà ce que signifie « expulser les démons dans l’Esprit de Dieu » : « Le diable a perdu son pouvoir en présence de l’Esprit Saint » (saint Basile, De Spir. S. ,19, PG 32, 157 A).
Satan gardait encore l’empire de la mort ; mais il le perdra également lorsque, d’une manière inconsidérée, il y entraînera Jésus. La passion est le deuxième volet de la grande rencontre entre Jésus et le Prince des Ténèbres ; elle est ce « temps marqué » où le démon, au dire de Luc devait revenir à la charge (cf. Lc4, 13). "Le Prince de ce monde vient, disait Jésus à la veille de sa mort. Contre moi il ne peut rien ; mais il faut que le monde sache que j’aime le Père et que j’agis comme le Père me l’a ordonné" (Jn 14, 30-31). Satan avait déjà perdu tout son pouvoir contre lui dans le désert, mais cette fois Jésus réduit entièrement "à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable" (He 2, 14). Satan est vaincu dans son dernier refuge ; le grand jugement du monde a alors lieu et le Prince de ce monde est « jeté dehors » (Jn 12,31). Sur la croix en obéissant au Père jusqu’à la mort, Jésus a « brisé » le pouvoir de Satan comme on brise une barre de fer; à partir de ce moment, dit l’Apocalypse, "la royauté du monde est acquise à notre Seigneur ainsi qu ‘à son Christ" (Ap 11, 15).