Causes philosphiques et culturelles
Depuis plus d'un siècle, l'exégèse libérale allemande dissocie artificiellement le Jésus de l'histoire du Christ de la foi: dans cette perspective, le Jésus de l'histoire n'est rien. Le Christ de la foi, c'est le rêve des croyants qui ont fabriqué cette sublime figure culturelle.
L'événement majeur de l'humanité est ainsi réduit à néant, mis au compte des pulsions et des constructions d'une communauté exaltée, qui l'a fait fils d'une vierge, auteur de miracles et finalement (tardivement) Fils de Dieu et Dieu même.
Cette dissociation est issue en droite ligne de la philosophie idéaliste, selon laquelle, en tous domaines, nous ignorons la réalité ("la chose en soi", disait Kant), car nous ne connaissons que notre connaissance, comme le potier connaît l'argile, qu'il modèle pour en faire son chef-d'oeuvre. L'idéalisme, qui domine encore notre culture, est une philosophie stimulante, créative. Elle a eu sa fécondité du côté du "Connais-toi toi-même", elle a déterminé la naissance de la psychologie et de la psychanalyse, mais elle a aussi ses effets pervers: rationalisme, idéologie, paradoxes, doutes et soupçons, qui façonnent le sujet. L'homme devient ainsi, en vase clos, son propre créateur, son propre dieu, au service de ses pulsions. Tout homme n'est qu'un self-made man.
Das cette perspective, l'opération maîtresse de la critique compte en deux temps: démythologisation et remythologisation, selon les pricipes mis en honneur dans la thélologie progressiste américaine:
- un premier temps (démythologisation) met en doute tout ce que l'on croyait établi, et il ne reste rien ou presque rien;
- mais on ne peut en rester à ce néant, et la créativité en honneur projette sur Jésus ou sur Marie, des mythes à la mode de notre époque.
De là tant de Jésus (et de Marie) où nul croyant ou historien sérieux ne les reconnaissent et où les auteurs eux-mêmes ne reconnaissent que leurs propres déjections.
Au cours d'une émission de télévision à laquelle j'ai participé avec trois autres chrétiens, dont deux catholiques, j'ai eu la surprise de voir que ces personnes, réunies par hasard sur le plateau, en étaient là.
- On ne sait rien de Marie, disaient-elles ingénument. Il y en a 4, différentes selon chaque Évangile, irréductibles et tout à fait étrangères l'une à l'autre. Elle n'est ni vierge, ni auteur du Magnificat.
Mais pourtant, selon le contenu de ce cantique, on peut lui attribuer un féminisme anachronique. La Vierge renaît aussi du néant où on l'avait plongée. En Amérique, nombre de groupes féministes, inspirés de Mary Daly, ont refondé une anthropologie de la femme, de Marie et de Dieu même, en "enrichissant" la théologie de 3 valeurs méconnues: les déesses païennes, la sorcellerie (paradigme de la persécution patriarcale des femmes) et l'homosexualité, révélatrice de leur nature profonde.
La philosophie qui inspire ces flashes parfois aveuglants est déviante et malsaine. De Kant à Brunschvicg (le plus radical dans la réduction de l'objet au sujet), elle méconnaît la fonction essentielle de la connaissance. Quelle en est en effet la fonction, sinon d'atteindre la réalité, si laborieuse et inadéquate que soit la pénétration du monde? Car connaître, c'est atteindre l'autre en tant qu'autre, de manière fiable, et là-dessus, les scientifiques comme l'homme du commun sont d'accord. La connaissance est essentiellement intentionnelle. Autrement dit, elle rejoint la réalité et la pénètre sans l'altérer, en surmontant les obstacles et les interférences, y compris l'inaliénable subjectivité.
C'est bien évident pour toute personne sensée. Connaître, c'et co-naître: naïtre par sympathie, connivence avec l'autre que nous connaissons sans effraction, sans l'entamer. Nous détruisons les aliments que nous mangeons, nous n'altérons pas ce que nous connaissons. Harpagon invitait ses enfants à frotter leur pain sec contre la cloche à fromage, et substituait ainsi la connaissance, économique, à la nutrition, destructrice.
La connaissance est une opération exigeante qui a tôt fait de détromper ceux qui rêvent. Pourquoi tant d'exégètes supposent-ils, selon le modèle lancé par les rationalistes idéalistes, que les croyants sont des rêveurs?
Si la connaissance n'est que l'action constructive du sujet connaissant, le Jésus de l'histoire devient une nébuleuse informe, et le Christ de la foi n'est qu'une fabrication laborieuse et artificielle de la communauté primitive.
Cette perspective iconoclaste offre de très riches possbilités de remythologisation à la créativité ou à la subjectivité de chacun. Ainsi nous a-t-on fabriqué des Jésus de pacotille: paumés ou zélotes, mariés ou homosexuels, sorcier formé en Égypte ou gourou mort en Inde (Messadié), psychanalyste avant la lettre ou plutôt résidu de la psychanalyse (Dolto). Cette créativité factice recrée le Créateur à la mesure dérisoire de la créature qui s'en amuse. Il est toujours distrayant d'apprivoiser un monstre dont on avait peur. L'idélaisme fait de ses adeptes autant de Fausts créateurs, qui se complaisent dans leur création dérisoire.
L'histoire et l'expérience, tant humaines que chrétiennes, s'inscrivent en faux contre ces déformations caricaturales. Quand il s'agit de Jésus, comme ailleurs et plus qu'ailleurs, il importe d'être réaliste en double référence aux réalités humaines et à la Réalité divine dont il est le suprême témoin.
Selon l'optique idéaliste qui déforme notre culture, et souvent notre foi, il y aurait plus dans l'exégèse scientifique que dans l'Évangile, et plus dans les Évangiles (sublime création des croyants) qu'en Jésus lui-même. Tout au contraire, c'est Jésus qui est infiniment dense, aujourd'hui comme hier: Il y a plus dans l'Évangile que dans nos commentaires et plus en Jésus que dans les Évangiles. C'est la conclusion même du quatrième évangéliste (Jn 21, 25), car il était conscient de ne livrer qu'un pâle et sélectif reflet de Celui qui emplissait son coeur et sa mémoire.
Tel est, en bref, le bilan de ma laborieuse et tâtonnante expérience d'exégète, pour laquelle l'instrument philosophique du réalisme m'a aidé à démaquiller nos artifices cluturels parfois envahissants.