Bien sûr, pour atteindre un tel niveau d'espérance, il faudra payer le prix, et c'est là que peut venir l'appel à être disciple au sens dont je vous ai parlé. "Si tu veux aller par où tu auras tout, il faut passer par où tu quittes tout." (Fin de la Montée du Carmel de saint Jean de la Croix.) C'est Dieu, par sa grâce, qui dit cela à tous ceux qui ne mettent pas d'obstacle.
Je pense à un autre mystique musulman: "Si tu veux Dieu, abandonne tout ce qui n'est pas Lui." C'est-à-dire comme désir principal. Nous aurons à voir de quelle manière les autres biens pourront être désirés.
Pour aujourd'hui, disons, avec saint Thomas (S. Th. II-II q. 17 a. 2 ad 3), que par rapport à la béatitude éternelle ces autres biens sont peu de chose. S'ils peuvent être désirés, ce n'est pas parce qu'ils apporteraient un complément à la possession de Dieu. C'est bien impossible. Alors pourquoi pourrons-nous les espérer? C'est en raison de notre condition humaine. Parce que nous sommes fragiles, misérables, à tout moment nous avons besoin que quelqu'un vienne nous prendre la main. Un secours humain, un acte de bonté peut nous bouleverser de reconnaissance à un moment donné. Et aussi nous faire prendre conscience de cette dignité que Dieu a mise en nous en nous donnant une âme immortelle. Étant donné la fragilité de la condition humaine, on pourra demander des choses qu'on croit se situer sur la route de son attente. Cela toujours, cependant, selon la prière de Jésus: "Que ce calice s'éloigne de moi!" ou bien: "Mon Dieu, donnez-moi cette chose... Néanmoins, que Votre volonté soit faite et non la mienne." Alors les choses demandées pourront être désirées saintement.
Ici j'en viens à ce que je vous disais quant à ces paradoxes qu'on rencontre chez les saints au sujet de la souffrance. Quand ils auront compris que la souffrance acceptée dans l'amour est la porte royale pour entrer dans l'Amour, ils vont désirer la souffrance. Pour nous, ce serait téméraire. Mais il nous faut dire: Mon Dieu, agissez comme vous voyez que c'est bon selon votre gloire; et si vous pensez qu'une épreuve doive venir choissez-la vous-même et donnez-moi la force de dire "oui". Quand Dieu nous prend au mot, notre première pensée est la crainte d'avoir été téméraire. Mais cette voie-là, elle nous est ouverte par Jésus qui a dit: "J'ai désiré d'un grand désir manger cette pâque avec vous avant de souffrir" (Lc 22, 15). Il a désiré, vous le voyez, manger la pâque avant la souffrance qui doit l'introduire dans la gloire: "Ne fallait-il pas qu'il connût ces souffrances avant d'entrer dans sa gloire?" (Lc 24, 18). Et au moment de la trahison de Judas, on trouve, dans saint Jean (13, 21) une parole étonnante: Judas a pris la bouchée, il est parti, il faisait nuit, et la nuit était aussi dans son âme. Que dit alors Jésus? "Maintenant, le Fils de l'homme a été glorifié." Tous les exégètes ont remarqué cela: le moment où Jésus est trahi est celui où il est glorifié. Ce sont les deux versants de la même réalité: le vendredi-saint, qui est un échec, c'est le triomphe.
Alors, les saints, après Jésus, pourront essayer de dire de telles choses sans témérité. Ainsi saint Paul: "J'estime que les souffrances du temps présent sont sans comparaison à la gloire qui va être révélée en nous." Et saint Jean de la Croix, quand Dieu lui demande ce qu'il désire: "Seigneur, souffrir et être méprisé à cause de vous." Parce que ce sont là des choses de l'Évangile: Quand ils vous mépriseront à cause de moi, soyez dans l'allégresse. Mais vous voyez ce que c'est que de demander d'être méprisé... et tenir le coup quand viendra le mépris!
Voilà ce que c'est qu'être disciple au sens fort. Ce ne seront pas eux seuls qui seront sauvés, oh! non, heureusement; mais ce sont eux qui nous portent, sans que nous le sachions.
Péquy, dans un beau passage, dit cela à sa manière, sur le plan de l'image:
Heureusement qu'ils sont là, les saints, vous voyez. C'est pourquoi il n'est pas inutile de parler d'eux: nous dépendons d'eux plus profondément que nous ne le croyons.