De même que la foi, l'espérance se définit comme une attente. Mais alors que dans la foi j'attends la rencontre avec la Vérité suprême, avec l'espérance j'attends la plénitude du bien, du bonheur, de la béatitude que je ne peux avoir ici-bas. C'est quelque chose de fou que j'attends: la rencontre avec le Bien suprême, avec Dieu même qui seul pourra combler mon désir. Seule l'infinité de Dieu peut combler tous les désirs de toutes les créatures, angéliques et humaines. Alors j'adhère à Dieu non plus en tant que Principe de Lumière, mais en tant que Prinicpe béatifiant pouvant combler la capacité indéfinie de mon pauvre coeur. Mais si j'attends Dieu comme fin suprême, si je mets mon désir à une telle altitude, les effets de l'espérance vont se faire ressentir dans ma vie quotidienne.
Mais quel est le principe de l'espérance, de cet élan qui vient me soulever pour me permettre d'attendre ce bien inouï qui est Dieu lui-même? Un homme peut bien aspirer à un bonheur humain, à un bonheur de son horizon. Mais il s'agit ici d'attendre Dieu lui-même! Alors comment voulez-vous que l'homme trouve en lui des ressources pour un élan qui aboutisse à la rencontre avec rien moins que Dieu? Le principe qui vient soulever mon attente, c'est la Toute-Puissance auxiliatrice, la Toute-Puissance divine en tant qu'elle vient dans mon attente pour la proportionner à un tel niveau. En sorte que, vous le voyez, Dieu est de nouveau ici au terme, celui que nous rencontrerons, et au principe de l'élan qui vient rendre infini notre désir pour que nous n'attendions rien de moins que Lui. Ces deux aspects, terme et principe: Dieu se donne en récompense, et la Toute-Puissance divine, vous les retrouverez dans tout ce que je vous dirai. Ils sont résumés dans le chapitre 15 de la Genèse, quand Dieu se révèle à Abraham en lui disant ces mots, très simples, vous voyez: "Je suis ton protecteur et ta récompense trop grande." Cette petite phrase est d'après la traduction de la Vulgate; la traduction littérale est un peu différente, mais c'est bien le même sens.
Espérance humaine
"Je suis ta récompense trop grande" (Gn 15, 1: Ego sum merces tua magna nimis). C'est la seconde partie de la Promesse de Dieu à Abraham. Récompense trop grande, parce que, étant divine, elle passe toutes les capacités et l'attente de la nature humaine. Il faudra que cette attente soit soulevée, et ce sera alors la question de l'élan de l'espérance, avec le secours qui viendra de Dieu. Nous en parlerons bientôt.
L'espérance peut s'entendre au plan des choses de l'ici-bas, comme une passion commune, dans une certaine mesure, aux hommes et aux animaux supérieurs. Le désir passionnel, dans sa généralité, comporte quelques notes différentielles, mais il y a toujours, avec un mouvement intérieur, une certaine altération sensible: on peut être rouge de colère. La passion espérance concerne toujours un bien: les êtres s'en vont vers leur nourriture, les hirondelles cherchent les moucherons, chaque être sensible est en quête d'un bien, un bien futur, espérant le trouver. Vous voyez en quoi l'espérance diffère de la crainte qui concerne le mal, le mal que l'on fuit.
Et un bien difficile. Il y a bien une tendance à se dérober à la recherche, mais l'espérance vient soulever l'être pour s'en aller à la rencontre de son désir. Désir d'un bien futur, en quoi elle diffère de la joie: lorsque le bien est possédé, c'est comme une plénitude en quoi l'être se repose; tandis que l'espérance, elle, ne se repose pas encore, elle attend, elle continue de désirer. Et ce bien futur est difficile, ardu. Il est des désirs qui portent sur des choses assez faciles à obtenir, mais celui qu'on appelle précisément espérance porte sur une chose difficile et qu'il est cependant possible d'obtenir, ou par soi, ou par ceux qui peuvent nous aider, comme l'enfant pourra obtenir certaines choses par l'aide de ses parents.
Tout ce monde passionnel: crainte, joie, désir, espérance,... qui nous est commun avec les animaux supérieurs, quand il est présent à l'intérieur de l'homme, est comme pris en charge par la spiritualité de l'âme, qui peut l'orienter vers les hauteurs, ou au contraire vers les bassesses. Les passions d'un être humain seront ainsi illuminées, ou au contraire perverties, selon que l'âme est lumineuse ou perverse, et elles prendront par là un caractère moral. C'est pourquoi, en dessous des trois vertus théologales infuses (les vertus infuses sont celles que Dieu verse directement dans l'âme et qui ne résultent pas de l'activité de celle-ci), il y aura des vertus morales infuses, vertus chrétiennes, qui viendront mettre un peu de ciel jusque dans ce monde inférieur des passions sans lesquelles il n'y a pas d'hommes. (Les anges n'ont pas de passions; les animaux supérieurs n'ont que des passions, mais pas la lumière qui les éclairerait.) Voilà donc la notion de passion telle qu'elle est analysée par les moralistes anciens, soit Aristote, soit les stoïciens.
L'espérance, - c'est Aristote qui fait remarquer cela, - cette espèce d'élan vers un bien difficile dont on pense pouvoir s'emparer, elle abonde chez les jeunes gens, chez ceux qui sont un peu dans l'état d'ivresse. À cause de cette fermentation qui se produit en eux, ils ne se rendent pas toujours compte soit de la valeur du bien, soit des difficultés que sa poursuite peut rencontrer: toutes les routes leur sont ouvertes, ils ne connaissent pas encore de bornes à leurs désirs. Quand une maman, dit Bergson, tient dans ses bras son petit garçon, elle pense: il pourra être un jour général, ou un grand savant, ou un grand poète, ou... qui sait? Aucun chemin ne lui est encore fermé. Et puis, à mesure qu'on avance dans la vie, il faut laisser une route pour en prendre une autre, constamment, et cela jusque vers la fin. En sorte que cette passion de l'espérance, qui semblait ouverte sur une sorte d'infini, commence à se limiter. Avec les déceptions viendra le découragement. Si cette passion de l'espérance n'est pas reprise, alors, par quelque chose de plus grand, elle peut finir par s'effacer du coeur de l'homme, qui sera livré à la tristesse et au désenchantement.
Un auteur que j'ai connu, qui s'appelait Landsberg, avait écrit, pendant la dernière guerre, un petit livre publié par Albert Béguin sur l'expérience de la mort, et dans lequel, en intermède, il y a la description d'une tauromachie.
Quand le taureau entre dans l'arène il est plein d'ardeur, sûr qu'il est de vaincre l'obstacle. Mais, peu à peu, il s'aperçoit qu'on a triché. De picadors commencent à l'irriter, toute sorte de jeux se font autour de lui auxquels il ne comprend rien, et il commence à se rendre compte que la lutte n'est pas d'égal à égal: le jeu a été faussé. Et quand, finalement, le matador viendra pour lui donner le dernier coup, le taureau aura un dernier élan, mais il est déjà vaincu d'avance. (Pas toujours, il pourra, dans un dernier sursaut, tuer le matador, comme cela arrive parfois.)
Alors, dit Landsberg, voilà ce que c'est que la vie.