Avant d’essayer de répondre, il ne sera pas inutile de nous demander comment cela se présentait dans l’Église en devenir. Quelles conséquences a-t-elle tirées de la parole et de l’agir de Jésus ? Comment se fait-il que, lors de la victoire de Constantin, on disposait déjà d’un type de construction d’église prêt à être utilisé ? Comment le comprenait-on ? Comment l’esprit et la pierre se conciliaient-ils ? Sur toutes ces questions, les travaux savant ne manquent pas, dont les résultats se situent à différents niveaux et sont encore controversés pour une part. Je me contenterai d’expliquer trois motifs :
1. Les apôtres, comme Jésus lui-même, ont aimé dans le Temple un lieu de prière. Les Actes des Apôtres rapportent (3, 1) que Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de trois heures de l’après-midi, non, certes, pour prendre part au sacrifice du Tamid de l’après-midi, mais « parce que c’est l’heure à laquelle la vraie victime du Tamid et de la Pâque meurt exsangue et, avec la communauté, ils en louent le Père avec un "sacrifice des lèvres" » (F. Mussner). Il y a là tout à la fois continuité et rupture : à l’inverse de la secte de Qumran, les disciples de Jésus prient avec Israël dans son Temple, ils demeurent dans la communauté de prière de l’alliance de Dieu. Mais, à l’inverse de la forme ancienne, surannée, de la Loi, ils vont prier dans l’enceinte de Salomon, sans participer au culte sacrificiel. Le Temple est pour eux maison de la prière ; ils se meuvent dans cette partie du Temple que l’on peut considérer comme une sorte de synagogue, le point de départ même des synagogues comme telles. Le sacrifice était lié à Jérusalem, mais la maison de prière pouvait être partout. On garde donc du Temple ce qui, en lui, est porteur d’avenir : le lieu de l’assemblée, le lieu de la proclamation de la parole, le lieu de la prière. Ainsi, d’un côté, il perd son caractère exclusif, mais, de l’autre côté, on préserve ce qui, en lui, est universel et peut être repris partout ailleurs. Ainsi le Temple ne diffère plus fondamentalement de la synagogue, la construction qui rassemble les hommes pour les conduire au Dieu de l’alliance, au Dieu de Jésus-Christ. Il garde une signification particulière comme cellule originelle de toute assemblée, comme signe de l’unité de l’histoire de Dieu à travers les siècles, mais partout ailleurs où se tient une assemblée, c’est en réalité comme dans le Temple, c’est le Temple. C’est ainsi que cette construction a perdu tout caractère exclusif, sans trahison aucune de la fidélité à l’histoire de la foi qui s’exprime dans le sanctuaire de Jérusalem ; on voit en lui la maison de prière de tous les peuples, annonce déjà de l’universalité de l’Église.
Extérieurement, ce tournant s’exprime le plus clairement dans le changement d’orientation de la prière : le juif, où qu’il soit, prie en direction de Jérusalem – le Temple est le point de référence de toute religion, si bien que la relation à Dieu, la relation de prière doit toujours passer par le Temple, en entrant au moins en relation avec lui par la direction de la prière. Les chrétiens ne prient pas en direction du Temple, mais en direction de l’est : le soleil levant, qui triomphe de la nuit, symbolise le Christ ressuscité et les chrétiens y voient en même temps le signe de son retour. Dans son attitude de prière, le chrétien exprime son orientation vers le ressuscité, qui est le véritable point de référence de sa vie avec Dieu. C’est pourquoi l’orientation vers l’est est devenue, à travers les siècles, la loi fondamentale de la construction de l’église chrétienne. Elle est l’expression de l’omniprésence de la force rassemblante du Seigneur, dont le royaume, comme celui du soleil levant, s’étend sur le monde entier. Il est clair, dès lors, que l’Église en devenir ne récuse nullement l’espace de la prière, le lieu de l’assemblé pour entrer dans la parole et dans l’histoire de la foi. Elle universalise le Temple et ouvre ainsi de nouvelles possibilités de construction. La concentration sur l’enceinte de Salomon et l’ouverture sur le vaste monde ne signifie pas la fin des édifices sacrés, au contraire : parce que la maison vivante, qui est maintenant en cause, doit rassembler tous les hommes, des maison destinées à l’assemblée, des lieux de prière, sortent de terre dans le monde entier.
2. Quand Constantin promulgua son édit de tolérance pour les chrétiens, la construction des églises avait déjà trouvé son type bien défini. Eusèbe rapporte que
Auparavant, « le démon dans sa jalousie haineuse, (…) tel un chien enragé, (…) avait tourné sa fureur sauvage contre les pierres des églises et nous avait ainsi, comme il le pensait, privé d’églises » (Eusèbe). Ce à quoi nous assistons sous Constantin est donc une reconstruction, et non pas le passage d’une religion de l’esprit à une religion de la pierre. Mais nous pouvons nous demander dès lors quelle idée avait présidé à la configuration de ces constructions anciennes. Qu’est-ce qui la justifie et la met à l’unisson avec l’héritage des origines ? Compte tenu des destructions successives qui n’ont laissé subsister que des restes très fragmentaires, cette question reste controversée et le restera sans doute toujours. La thèse la plus éclairante me paraît être celle qui explique la configuration la plus ancienne de la basilique chrétienne par la théologie des martyrs : elle correspond, dans son inspiration essentielle, à la salle d’audience où le dieu César se présente dans une tenue destinée à signifier l’épiphanie, la manifestation du divin. Pour les chrétiens, ce spectacle offert par l’empereur est odieux : ils opposent à la prétention à la divinité de l’empereur la royauté de Dieu dans le Christ crucifié et ressuscité. Lui seul est en vérité ce que les empereurs prétendaient seulement être. Ainsi le lieu de réunion des chrétiens, où le Seigneur continue à se donner aux siens dans le pain rompu et dans le vin versé, devient pour eux le lieu de leur culte de l’empereur – la salle d’audience du vrai roi. Ils meurent pour cette antithèse. Le martyre est pour ainsi dire inscrit dans ce plan de bâtiment. Si les paroles de Jésus, en référence à l’enceinte de Salomon et à la synagogue, ont d’abord souligné surtout la promesse de la maison de prière pour tous les peuples, on souligne maintenant que dieu se construit une maison vivante à travers la passion des siens et que c’est ainsi, aussi, qu’il prend la pierre à son service. Ainsi trouve aussi son expression ce qui différencie l’ekklesia chrétienne de la synagogue juive : son centre de gravité n’est pas le rouleau de la Torah, mais le Seigneur vivant ; c’est lui qui la construit et c’est sur lui qu’elle est construite. Le moment christologique, qui fait que l’église est plus et autre chose que la synagogue, intervient pour ainsi dire dans la configuration de l’espace qui transpose dans la sphère du visible l’être intérieur de l’Église.
3. À mesure que l’histoire continue, les motifs et modèles se multiplient. Des motifs de moindre valeur, plus accessoires, voire négatifs, s’y introduisent aussi, sans aucun doute. Deux idées fondamentales me paraissent s’imposer positivement. La première est le motif de l’incarnation. Jean a parlé de la chair de Jésus comme de la tente du Verbe (1, 14). La chair de Jésus est le temple, la Tente, la Shekinah. Pour Jean, paradoxalement, la chair de Jésus est la vérité et l’Esprit qui prennent la place des bâtiments anciens. Ais voilà que dans la chrétienté prend vie l’idée que l’incarnation de Dieu est précisément son entrée dans la matière, le début d’un grand mouvement où toute la matière doit devenir réceptacle du Verbe, mais donc aussi que le Verbe doit se dire dans ce mouvement d’entrée dans la matière, qu’il doit se livrer à elle pour la transformer : d’où la joie suscitée pr ce qui rend la foi visible, la joie d’ériger ses signes dans le monde de la matière. Et cette idée appelle cette autre : celle de la glorification, de la tentative de faire de la terre, jusque dans la pierre, un chant de louange qui préfigure le monde à venir. Les constructions dans lesquelles s’exprime la foi sont pour ainsi dire l’espérance rendue présente et l’expression confiante, au cœur de notre présent, de ce qui peut advenir.