C’est sur cet arrière-fond seulement que devient compréhensible la scène de la purification du Temple, qui, si nous en croyons les évangélistes, est devenue le point de départ décisif de la passion de Jésus, mais qui apporte aussi un éclairage décisif pour comprendre toute la profondeur de sa mission. Sans cet événement, les différents textes sur la construction et les pierres vivantes n’auraient pas vu le jour. En général, on se représente de façon bien trop anodine le récit des marchands d’animaux et des changeurs chassés du Temple. Nous avons l’impression que Jésus, saisi d’une sainte colère, a agi comme quelqu’un qui se serait précipité sur ces marchands de piété et s’en serait pris chez eux à cet amalgame abusif entre foi et commerce. Mais les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. En effet, la monnaie romaine, avec ses représentations de divinités païennes ou d’empereurs déifiés, n’avait pas cours dans le Temple. Il fallait donc des bureaux de change pour convertir la monnaie profane en monnaie du Temple. C’était là une démarche parfaitement légitime, de même que la préparation des animaux qu’exigeait le culte du Temple où ils étaient offerts. Jésus ose ici un acte dont la signification est bien plus fondamentale. Il se situe dans la droite ligne de la phrase si lourde de signification de Jésus à la Samaritaine : Les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité (Jn 4, 23) – ni sur le mont Garizim ni sur le mont Sion. Le geste de Jésus vise le Temple dans son existence même, c’est un acte symbolique prophétique qui anticipe sur la démolition du Temple. On attendait du Messie une réforme cultuelle (cf. Ml 3, 1-5 ; 1, 11) – la purification du Temple est son accomplissement prophétique symbolique.
Mais quel est son objectif ? Comment se présente le nouveau culte et le nouveau Temple que le geste prophétique de Jésus veut faire advenir ? D’après les évangiles synoptiques, Jésus a interprété son geste d’un mot qui renvoie à Is 56, 7 et à Jr 7, 11. En Is 56, 7, nous trouvons la phrase : Ma maison sera appelée "Maison de prière pour tous les peuples". Il ne faut pas oublier que la purification du Temple s’est faite dans le hiéron, le parvis des païens. Tandis que les seuls membres du peuple élu pouvaient participer au culte sacrificiel d’Israël, dans le naos, il devait y avoir place dans le vaste parvis, à l’entour, pour tous les peuples, pour qu’ils prient, avec Israël, le Dieu du monde entier. Ce lieu de prière des peuples était devenu depuis longtemps marché de bestiaux et banque de change. Le culte de la Loi avait étouffé la portée de la Parole qui appelle tous les hommes. Le faux positivisme de l’obéissance à la Loi avait ravi aux peuples l’espace de prière qui leur était réservé. La purification du Temple est positivement un geste d’ouverture du Temple aux peuples ; elle est anticipation prophétique du pèlerinage des peuples à la rencontre du Dieu d’Israël, objet des promesses. Mais l’explication que Jésus donne de son geste fait aussi écho à la Parole de Dieu en Jr 7, 11 : Cette Maison sur laquelle mon Nom a été proclamé, la prenez-vous donc pour une caverne de bandits ? Moi, en tout cas, je vois qu’il en est ainsi – oracle du Seigneur. Chez Jérémie, ces paroles visent la politique aveugle d’Israël qui, dans une surestimation insensée de es forces propres, ne respecte pas la suzeraineté de Babylone et risque la guerre, parce qu’il croit que le Dieu du ciel et de la terre défendra son Temple quoi qu’il arrive ; il ne peut pas se priver de son lieu d’habitation dans le monde et de sa vénération. Dieu devient le facteur d’un calcul politique insensé, le Temple devient « caverne de bandits », où l’on s’imagine en sécurité ici-bas. Cette politique a conduit à la première destruction du Temple et à la première dispersion d’Israël. Jésus reprend l’avertissement de Jérémie en une heure où se profilent déjà des aventures politiques similaires et, comme Jérémie, il connaître le sort des martyrs, parce qu’il défend la véritable habitation de dieu contre son accaparement terrestre.
Voilà qui permet aussi de comprendre la réponse énigmatique de Jésus, dans l'Évangile de Jean, aux Juifs, qui lui demandent un signe qui témoignerait de son autorité à vouloir réformer le culte: Détruisez (hysate) ce Temple et, en trois jours, je le rélèverai (2, 18). Jésus annonce de façon voilée la fin du Temple et donc la fin de la Loi, la fin de l'alliance sous la forme existante. Mais il y entrelace, de façon tout aussi mystérieuse, son propre destin. La purification du Temple devient annonce de sa mort et promesse de sa Résurrection. Cette phrase, quelqu'ait été sa formulation exacte, était si audacieuse et si inouïe que le trois premiers évangélistes n'ont pas osé la rapporter directement. Ils ne la rapportent que de manière indirecte, dans la bouche des faux témoins lors du procès de Jésus et dans celle des moqueurs sous la croix (Mc 14, 58 et Mt 26, 61; Mc 15, 29 et Mt 27, 40). Nous savons ainsi que le sacrilège cultuel, l'attaque contre le Temple, coeur de la religion et du culte rendu à Dieu, a joué un rôle fondamental dans le martyre de Jésus. Étienne, le prmeir martyr de l'histoire de l'Église, a été tué, lui aussi, parce qu'il s'en était pris au Temple, ce qui montre combien ce point était sensible. Mais on comprend aussi, dès lors, pourquoi les synoptiques n'ont pas osé mettre une telle parole directement dans la bouche de Jésus: c'eût été porter un coup mortel aux tentatives de réconciliation de tout Israël dans la foi en Jésus, reconciliation à laquelle les premiers chrétiens ont longtemps cru. On atténue la violence de la parole par amour de la paix. Jean, quant à lui, peut se permettre de renouer avec le mordant originel parce qu'à ses yeux la rupture est irrémédiablement accomplie.
Mais que disent vraiment ces mots? Ils annoncent que le Temple de pierre sera remplacé par un corps vivant qui sera passé par la mort. Ils annoncent que le Temple de pierre a fait son temps et qu'il sera remplacé par celui qui, passant par la mort, est ressuscité à une vie nouvelle. Ils annoncent que lui, la pierre rejetée, deviendra la pierre angulaire de la nouvelle maison de Dieu. Le corps crucifié de Jésus, qui étend ses bras sur le monde entier (cf. Jn 12, 32), est le lieu de la rencontre entre Dieu et l'homme. Le ressuscité est l' « inhabitation » perpétuelle de l'homme en Dieu, de Dieu en l'homme; il est la vérité qui met fin aux images; il est la source de l'esprit, qui permet l'adoration en esprit et en vérité. C'est par lui que Dieu construit sa maison. Si, à partir de là, nous revenons au point de départ de la prophétie de Nathan, nous reconnaîtrons qu'en fait Jésus n'abolit pas l'Ancien Testament, mais qu'il écarte seulement les ajouts superfétatoires pour en dégager le noyau – qu'il accomplit le coeur de la promesse. Mais aussi, pour pouvoir prendre place dans la nouvelle maison comme pierre vivante, il faut passer par la Passion. Le destin de la pierre angulaire révèle le plan d'ensemble de la construction. Il fallait souffrir, jusque dans la mort, la rupture d'avec le positivisme de la Loi et son particularisme national. La nouvelle dimension ne peut s'atteindre sans la passion de la métamorphose. Quand, ensuite, dans la prédication de l'Église primitive on qualitfiait la communauté, l'Églie, de nouveau Temple, de construction de Dieu, de maison de Dieu, de corps du Christ, on pouvait s'appuyer sur tout un travail de réflexion qui s'était déjà fait à Qumran, par exemple, où l'on connaissait aussi cette désignation de la communauté l'identifiant au Temple. Mais c'est seulement à travers la mort de Jésus-Christ que cette façon de voir a pu prendre signification réelle. De figure de style spiritualisante elle était devenue réalité tout ce qu'il y a de plus réel. Le temple spirituel n'était plus façon de parler spirituelle, mais réalité payée du corps et du sang, dont la force vivifiante pouvait traverser les siècles.