Notre culture nous a disposés, je crois, à comprendre mieux que d'autres le sens de la mesure. Elle n'a pas fleuri dans
l'énormité, en effet, et son histoire tient dans un mouchoir de poche, dans le creux d'une main. Pourtant, elle a donné au monde la perfection. Que devient ce sens de la mesure dans une société
de consommation ? L'un de mes professeurs d'économie s'enthousiasmait naguère quand il annonçait l'avènement des sociétés d'abondance : "Tous les désirs seront satisfaits, assurait-il, et
l'homme trouvera la véritable libération dans son rassasiement même". Quarante ans plus tard, le "consumisme" règne en maître, en effet, mais l'appétit de consommer et l'attrait vorace de la
nouveauté ne sont nullement apaisés. Bien au contraire, ils ont fait naître de nouveaux besoins, donc de nouvelles frustrations, nous le voyons bien avec le mal de vivre de nos banlieues. Dans
nos sociétés de l'Occident repu, on souffre, on meurt aujourd'hui d'intempérance plus que de famine et la libération prévue s'y fait toujours attendre... Les médecins y ont été placés au-dessus
des poètes et des sages : triste hiérarchie ! Voilà sans doute la mission qui échoit à la morale chrétienne : incarner une nouvelle fois le sens de la mesure, et proclamer qu'il n'y a pas
d'autres voies au bonheur que celle d'une vie simple.
Dieu est simple, il est la simplicité même, diront les théologiens, et lorsqu'il se
manifeste aux hommes, il choisit des voies à son image, simples. À Moïse, le seul patriarche en Israël à qui "le Seigneur parlait en face à face, comme on se parle d'homme à homme" (Ex 33, 11),
c'est d'un simple buisson qu'il livre une première indication sur son Nom (Ex 3, 214). Ce n'est ni le fracas de l'ouragan, ni le tremblement de terre, source d'effroi, ni la fureur d'un feu
dévastateur qui annonce sa venue au prophète Élie qui se reposait dans une grotte, mais le bruissement ténu de la brise légère (1 R, 19, 11-12). De quelques tribus nomades sans relief et presque
sans génie, il se fait un peuple. Puis il choisit la plus discrète des filles de ce peuple pour donner une mère à son Fils (Lc 1, 28). Et quand celui-ci réunit ses disciples dans un dernier repas
pour leur manifester le sens de son sacrifice et la manière dont il serait présent parmi eux jusqu'à la consommation des siècles, il prend du pain et du vin, c'est-à-dire les produits de base de
la nourriture d'alors : "Voici mon corps. Voici mon sang : vous ferez cela en mémoire de moi" (1 Co 11, 23-26).
Notre Dieu ne se livre que dans la réserve la plus extrême, il ne se manifeste que
dans la pudeur. En choisissant les moyens les plus simples, il nous indique qu'un mystère ne peut se livrer jamais en sa totalité. Il en va de même du mystère humain. Le corps, le coeur, la
personne tout entière ne se dévoilent progressivement que dans l'intimité du face à face amoureux. La pudeur innocente le plaisir et garde la simplicité du coeur.
" Le mot pudeur est à la fois suggestif et vague. Il implique l'idée d'une certaine honte honnête, commandant une
attitude de retenue, de discrétion. En ce sens large, c'est quelque chose de très profond et de très général dans la vie morale. Cette pudeur n'est nullement restreinte au domaine de la
tempérance ; même si elle y trouve un terrain d'élection, elle sert à bien d'autres vertus ".
Michel-Marie LABOURDETTE, Enseignement.
L'écrivain de la fin du XVIIIe siècle, Joseph Joubert, comparait la pudeur au "tact de l'âme" :
"Un goût pur dont rien n'émoussa les premières délicatesses, une imagination claire dont rien n'altéra le poli ; un
esprit agile et bien fait, prompt à s'élever jusqu'au sublime, une flexibilité longue que n'a desséchée aucun pli, l'amour des plaisirs innocents, les seuls qu'on ait longtemps connus, la
facilité d'être heureux par l'habitude où l'on vécut de trouver son bonheur en soi, je ne sais quoi de comparable à ce velouté qu'ont les fleurs qui furent longtemps contenues entre des freins
inextricables où nul souffle ne peut entrer, un charme qu'on porte en son âme et qu'elle applique à toutes choses en sorte qu'elle aime sans cesse, la faculté d'aimer toujours, enfin une telle
habitude du contentement de soi-même qu'on ne saurait plus s'en passer et qu'il faut vivre irréprochable pour pouvoir vivre satisfait, une éternelle honnêteté, car, il faut bien ici l'avouer,
comme il faut l'oublier peut-être, aucun plaisir ne souille l'âme quand il a passé par des sens où s'est déposée à loisir et lentement incorporée cette incorruptibilité : tels sont les fruits de
la pudeur".
"Au-delà de la nudité du corps, qui est le premier motif de la pudeur, et comme son centre de gravité, la dissimulation
pudique va s'étendre à toute une série de désirs, de dégoûts, d'appétits, voire de sentiments que l'être pudique cachera spontanément parce qu'il y tient ou, pour employer une image, parce qu'il
fait corps avec eux. (
...) La pudeur est attentive aux autres même si, en pratique, et ponctuellement, il peut ne se trouver personne qui soit en mesure de percevoir et d'apprécier cette
attention : on peut être pudique dans la solitude. Néanmoins la pudeur est tournée vers les autres, dans le mouvement qui lui est propre de soustraire à leur regard tout ce qui pourrait engendrer
la confusion et la gêne".
Claude HABIB, Préface au numéro de la revue Autrement : "La pudeur : la réserve et le trouble".
"Ce qui se passe au-dessous de la taille est peut-être passionnant, mais banal. Ce qui se passe au-dessus de la taille,
dans la tête et le coeur, c'est cela qui importe. La sexualité est partout".
Julien GREEN, " Journal ".
Il y a quelque chose de vaguement obscène à voir le pèlerinage d'un grand nombre de vedettes et de personnalités connues
aux "talkshows" télévisés à la mode, venant décrire les abus sexuels dont elles ont été victimes, comme si ces révélations les purifiaient.
Françoise BURGESS, "Les enfants des puritains".
Et c'est ici que la pureté nous donne le fin mot de son propos et, après une ultime
métamorphose, nous offre son dernier visage : la chasteté. Le mot, je le sais, sonne mal. On le confond trop souvent avec la continence, qui est l'abstinence de toute pratique sexuelle. Or, les
couples chrétiens tout comme les autres baptisés sont invités à en vivre. À ses origines, le terme de chaste désignait un coeur simple et sans détour, ou encore une personne intègre et fidèle à
la parole donnée. Le contraire de la chasteté chrétienne est la duplicité, la double vie ou le double langage. "Que votre oui soit oui, recommandait Jésus ; que votre non soit non" (Mt 5, 37).
Est chaste celui qui vit tout entier dans la condition qui est la sienne. Le principe peut alors s'énoncer clairement : la chasteté est l'unique manière chrétienne de conduire son affectivité et
sa sexualité. Elle qualifie donc tous les états de vie, le mariage et les fiançailles qui y préparent, le célibat ordinaire et celui qu'impliquent le ministère presbytéral ou la consécration
religieuse.
" Nous l'avons vu, la scission des pulsions érotiques peut pousser l'homme à rechercher une madone et une putain. La
première, future mère de ses enfants, reste attirante sexuellement jusqu'au mariage. Elle devient ensuite presque intouchable, les rapports se limitant au strict nécessaire pour lui permettre de
procréer et avec la naissance des enfants, le procès de béatification se conclut. À la putain, en revanche, incombe la mission de permettre au mâle de perpétuer son rôle de chasseur. La conquête
est alors plus importante que la proie, la vérification narcissique de son pouvoir de séduction intéressant l'homme davantage qu'une relation intime, même limitée dans le temps ".
Willy PASiNI, " Éloge de l'intimité ".
Les idées heureuses, Vertus chrétiennes pour ce temps, Cerf 1996, p. 59-63
À suivre