Tout ce que j'ai à vous dire maintenant est d'une grande importance pour une intelligence approfondie de ce joyau du Nouveau Testament qui s'appelle le Quatrième Évangile, et cela pour vous attacher davantage au Christ ; car plus on connaît Notre Seigneur, plus on l'aime. Aussi bien, en finale, je vous montrerai quelle haute spiritualité ressort des paroles où le Christ, Sagesse divine incarnée, nous décrit ses rapports avec le Père. Cette spiritualité est essentiellement celle de l'âme eucharistique, puisque Jésus propose comme exemple à imiter ses propres relations avec le Père : "De même que le Père qui est vivant m'a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra lui aussi par moi". C'est toute une spiritualité eucharistique s'inspirant de nos évangiles que je vais vous suggérer. Je ne crains pas de le dire, cela est d'une très grande importance pour la vie intérieure.
LE PROLOGUE DE SAINT JEAN : LE VERBE ET LA SAGESSE DIVINE
Qu'est-ce qui nous permet de dire que le discours johannique sur le pain de vie est sous l'influence des textes de l'Ancien Testament sur le festin de la Sagesse ?
Dans mon livre sur le chapitre 1 de saint Jean (Le Prologue du Quatrième Évangile , DDB, Paris, 1967) j'ai exposé longuement les arguments qui militent en faveur de ce rattachement. Je les résumerai ici.
D'une manière générale, la christologie de saint Jean a un caractère sapiential. Tout d'abord, bien que le prologue du Quatrième Évangile n'appelle pas le Christ la Sagesse, mais le Verbe de Dieu, il nous fait voir dans le Christ une synthèse de la Parole de Dieu des prophètes - que les prophètes parfois présentent presque comme un être vivant - et de la Sagesse divine, que les écrits de sagesse de l'Ancien Testament ont personnifiée avec une insistance de plus en plus grande. Certains auteurs se sont même demandé si ces écrits de l'Ancien Testament n'avaient pas déjà conçu la Sagesse comme une véritable hypostase (personne) distincte de Yahvé.
Comme la Sagesse de l'Ancien Testament, le Christ, Verbe de Dieu, est auprès de Dieu le Père de toute éternité. Comme la Sagesse dans l'Ancien Testament, le Verbe de Dieu a participé à la création du monde. Dans l'Ancien Testament, qui dit Parole de Dieu dit révélation réservée à Israël ; tandis qu'au contraire, les écrits de sagesse - surtout les neuf premiers chapitres des Proverbes - c'est là une chose extraordinaire, font des maximes de sagesse un bien commun à tous les peuples, qui dérive de la Sagesse de Yahvé. Il en résulte que, par cette sagesse internationale, le monde païen se trouve d'une certaine façon sous l'influence du seul vrai Dieu. C'est parce que le Verbe de Dieu du prologue johannique est la Sagesse divine, qu'on nous le montre illuminant tout homme depuis que l'humanité existe jusqu'à maintenant . Aucun homme, depuis le début de l'humanité, n'a échappé à l'influence du Verbe de Dieu. Cette donnée est d'une importance considérable ; elle commande la conception que l'on doit se faire de l'apostolat et même la conception que vous pouvez vous faire de l'adoration eucharistique et de sa place dans l'Église.
Ainsi que j'ai essayé de le démontrer dans mon commentaire du prologue du Quatrième Évangile, c'est sous l'action des écrits de sagesse de l'Ancien Testament que saint Jean en est venu à ouvrir ces larges perspectives. Il est à peine besoin de souligner l'actualité brûlante d'une pareille doctrine. Dans le passé, l'Église en expansion dans un monde aux dimensions restreintes apparaissait aisément comme le sacrement de la volonté divine de sauver tous les hommes. Le problème du salut des infidèles était traité en appendice comme une étude de cas particuliers qui échappaient à la règle générale. Désormais, il est certain que l'Église catholique, et même toutes les confessions chrétiennes prises ensemble, représentent une fraction de plus en plus minoritaire de l'humanité. Faut-il donc renoncer à penser que le Christ est venu pour le salut de tous les hommes et que l'Église est l'unique médiatrice de ce salut universel ? Que la foi au Christ et le Baptême sont les conditions normalement indispensables de la participation à ce salut ? Absolument rien ne doit être retranché de ces affirmations dogmatiques traditionnelles ; mais l'Église est soumise à la Parole de Dieu, et nous constatons que saint Jean (et aussi saint Paul) nous ouvrent de larges perspectives, que j'ai essayé de mettre en évidence dans mon commentaire du prologue et qui, jusqu'ici, ont été assez négligées.
Je voudrais les souligner ici en passant et en marquer l'incidence sur votre prière et toute votre vie chrétienne. Plus qu'autrefois, les chrétiens ont besoin de savoir que le cercle des vrais disciples du Christ déborde largement le nombre de ceux qui croient explicitement en lui, et, plus encore, le groupe de ceux qui sont baptisés dans l'Église catholique. Mais une telle pensée serait fort sujette à caution si les chrétiens se disaient cela simplement pour se rassurer, pour apaiser à bon compte leurs inquiétudes relatives au salut de l'humanité ; ou encore pour agrandir leur Église en lui annexant, en quelque sorte de force, des hommes qui lui sont manifestement étrangers, voire hostiles. Cette affirmation qu'il y a des chrétiens qui s'ignorent ne peut pas non plus se réclamer de l'expérience ; il est bien vrai que nous rencontrons autour de nous des hommes ignorants ou même adversaires de toute idée proprement chrétienne et qui ont néanmoins les apparences de la vertu. Mais que, pour cette raison, ils soient du Christ, sans s'en rendre compte, c'est ce dont nous ne pouvons pas avoir l'assurance. C'est la révélation biblique elle-même, notamment saint Jean, saint Paul, et déjà les écrits de sagesse de l'Ancien Testament, qui nous demandent de croire qu'il y a des disciples du vrai Dieu ou des chrétiens qui s'ignorent. Tous ceux, par exemple, qui pratiquent une charité fraternelle authentique (c'est-à-dire qui participe à la charité divine) sont disciples du Christ. Ils reçoivent ce don de lui sans en avoir une conscience claire. La seule pensée que le Christ est mort pour tous les hommes de tous les temps suggère que c'est lui qui a fait de beaucoup le principal. De telles perspectives détournent de l'activisme fébrile, comme si le salut des hommes était réuni entièrement entre nos mains. De telles perspectives poussent à une action apostolique empreinte d'humilité et d'esprit de prière. C'est ici que la prière contemplative et l'adoration apparaissent avec leur grande dimension missionnaire.
Objectera-t-on qu'une telle position risque de faire oublier la nécessité de la foi explicite au Christ, la nécessité du Baptême et de l'appartenance visible à l'Église et donc l'urgence du travail missionnaire ? Ce serait très mal comprendre les choses ; et saint Jean, ainsi que saint Paul, qui nous ouvrent ces larges horizons, n'en pensent pas moins que tous les hommes ont besoin d'entendre la bonne nouvelle de l'Évangile et de vivre consciemment unis au Christ, l'unique Sauveur. Ces chrétiens qui s'ignorent sont comme en état de famine spirituelle : c'est là un problème plus grave que celui de la faim matérielle ; car, selon l'affirmation du Deutéronome, qui est à la base du discours sur le pain de vie, l'homme ne vit pas seulement de pain, mais l'homme vit aussi de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. De tels hommes, en effet, ne connaissent que de faibles lueurs de vérité, mêlées à de pernicieuses erreurs. Mais par leur prière, les âmes dans le Christ sont présentes au monde entier ; elles sont présentes à cette humanité en quête du Christ, elles l'aident et l'enfantent spirituellement.