Qui est simple qu'il passe par ici !
A l'homme insensé, elle dit :
Venez, mangez de mon pain,
Buvez du vin que j'ai préparé ;
Quittez la folie et vous vivrez,
Marchez dans la voie de la vérité. (Pr 9,4-6)
On peut dire que c'est la Sagesse elle-même qui a construit ce sanctuaire ; car c'est elle qui a formé les sages dont les maximes nous ont été conservées par le livre des Proverbes.
Le festin que la Sagesse offre, le pain qu'elle invite à manger, et le vin qu'elle donne à boire, ce ne sont pas autre chose que les maximes de sagesse dont l'homme est convié à se nourrir comme d'un aliment divin, car elles sont une participation à la Sagesse même de Dieu. Par ces maximes, c'est la Sagesse divine elle-même qui vient au-devant des hommes pour se donner à eux en nourriture. "On est saisi, a écrit A. Robert, de voir s'affirmer en ces textes une anticipation si précise du dogme eucharistique" (RB, 1934, p. 379).
Entendons-nous : le mystère eucharistique n'existe pas encore dans l'Ancien Testament ; c'est une réalité entièrement nouvelle, comme l'ensemble de l'économie chrétienne, nouvelle comme l'Incarnation du Fils de Dieu et sa mort sur la Croix. Mais, par de nombreuses données, que nous devons méditer, l'Esprit Saint, auteur divin unique des Saintes Écritures, acheminait petit à petit les hommes vers la merveille du mystère eucharistique. Le festin de la Sagesse est une des préparations vétérotestamentaires les plus précieuses du mystère eucharistique.
La préparation de ce mystère consiste en ceci : de part et d'autre il est question d'un aliment divin, d'un aliment qui fait communier à la vie même de Dieu. C'est ainsi que nombre de Pères ont entendu ce festin de la Sagesse du livre des Proverbes, au chapitre 9, 1-6, comme opposé au banquet de la Folie, banquet qui offre aux hommes une nourriture et une boisson empoisonnées (9, 13-18).
Le festin de la Sagesse est en rapport certain avec le festin messianique annoncé par les prophètes : les ressemblances étroites de vocabulaire en font foi. Seulement, tandis que les prophètes ont en vue l'avenir, l'ère messianique comprise dans toute sa richesse, avec à son terme la destruction de la mort et la vie définitive avec Dieu dans l'au-delà, entrevue plus ou moins confusément, le livre des Proverbes, lui, actualise en quelque sorte ces promesses.
Il importe de bien comprendre le sens et la portée de cette actualisation. On est à l'époque persane, après la captivité, au milieu du Ve siècle avant notre ère, à l'époque où ont été écrits les livres de Job et de Jonas. La dynastie davidique n'existe plus ; la ruine de Jérusalem, avec l'exil à Babylone, y a mis fin. Dans ces conditions, comment attendre encore le Messie, descendant de David, promis par les prophètes ? Les âmes sont lasses d'attendre ce Messie qui n'en finit pas de venir et l'horizon apparaît d'autant plus fermé que le peuple choisi vit sous la domination étrangère ; cela semble exclure la restauration de la dynastie davidique, qui apparaissait comme la condition indispensable de la venue du Messie, nouveau David. Pour couper court à ces inquiétudes, l'auteur des neuf premiers chapitres des Proverbes actualise les promesses messianiques de félicité et les menaces de châtiment que faisaient entendre les prophètes. Plutôt que de songer sans cesse à l'avenir de façon stérile, dit-il à ses compatriotes, pratiquez les humbles maximes de sagesse, et dès maintenant la Sagesse divine, d'où proviennent ces maximes, vous nourrira en quelque sorte de sa substance et vous donnera un avant-goût des biens messianiques promis par les prophètes.
L'auteur actualise pareillement la personne même du Messie en enseignant que la Sagesse divine possède par nature la dignité messianique et qu'elle remplit éminemment les fonctions du Messie traditionnel. On peut donc regarder son règne comme une sorte d'avant-goût de l'ère messianique. Voilà le sens profond de ces neuf chapitres qui sont magnifiques.
L'invitation au festin que nous venons de lire (vv. 4-6) a plusieurs équivalents dans ces neuf premiers chapitres du livre des Proverbes. Au chapitre 8, la Sagesse divine fait elle-même son propre éloge ; elle vante l'excellence des biens dont elle est la détentrice ; remarquez cela : les dons de l'Esprit Saint que Yahvé doit conférer au Messie davidique en Isaïe (ch. 11), la Sagesse dit qu'elle les possède en propre (vv. 12-14) ; elle souligne qu'elle a été la collaboratrice de Dieu dans la création du monde :
Quand Dieu affermit la cieux j'étais là,
Quand il traça un cercle à la surface de l'abîme,
Quand il condensa la nuées d'en-haut,
Quand il fixa les sources de l'abîme,
Quand il assigna son terme à la mer,
Quand il affermit la fondements de la terre,
j'étais à ses côtés comme le maître d'œuvre.
Or à présent, mes fils, entendez-moi,
écoutez l'instruction et devenez sages,
ne la méprisez pas.
Heureux ceux qui gardent ma voies !
Heureux l'homme qui m'entend !
Car qui me trouve, trouve la vie,
il obtiendra la faveur de Yahvé.
Dès maintenant, celui qui se fait disciple de la Sagesse goûte la faveur
divine.
Le festin de la Sagesse est encore attesté au chapitre 24 de l'Ecclésiastique. Une fois de plus, la Sagesse divine décline ses titres de noblesse. Avant sa manifestation, elle préexistait auprès de Dieu, issue de la bouche même du Très-Haut. Elle habitait dans les hauteurs et son trône était posé sur une colonne de nuée. Le monde entier était son domaine, depuis la voûte céleste jusqu'à l'abîme (vv. 3-5). Elle a cherché un lieu de repos pour y fixer sa tente, et finalement Dieu lui a fixé sa demeure en Israël ; il s'agit là de l'élection du peuple choisi. Elle s'est enracinée en Israël comme un arbre. Six images d'arbres (le cèdre, le cyprès, le palmier, les plants de roses, l'olivier, le platane) servent à exprimer sa mystérieuse grandeur. Sept noms de plantes aromatiques (la cannelle, l'aspalathe, la myrrhe, le galbanum, l'onyx, le stacte, l'encens) expriment son action pénétrante et bienfaisante. Elle se compare également au térébinthe aux larges branches et à la vigne aux fruits abondants (vv. 12-17). Nous reviendrons sur ce passage en expliquant l'allégorie eucharistique de la vigne. L'idée de fruit amène tout naturellement l'idée de manducation. Ici encore, tout comme en Proverbes 8-9, le but poursuivi par la Sagesse, quand elle nous fait ainsi ses confidences, n'est autre que de gagner la confiance des hommes et de les inciter à suivre ses enseignements :
Venez à moi vous tous qui me désirez,
et de mes fruits rassasiez-vous.
Car mon souvenir est plus doux que le miel,
mon héritage plus doux que le rayon de miel.
Ceux qui me mangent auront encore faim,
Ceux qui me boivent auront encore soif,
Qui m'écoute n'aura pas de honte,
et ceux qui agissent par moi ne pécheront pas.
(…) Avant d'aller plus loin, je voudrais vous inviter à prier sur ces beaux textes
de l'Ancien Testament. Nous savons que la Sagesse divine s'est incarnée, qu'elle est présente au Saint Sacrement et qu'elle tient ses magnifiques promesses. Elle donne encore plus qu'elle n'a
promis. Il nous faut avoir une grande confiance dans la libéralité de la Sagesse divine. Certainement elle nous donnerait davantage encore si nous étions plus avides de ses faveurs, c'est-à-dire
plus avides d'elle-même. Dans la vie spirituelle, le rôle de l'espérance et du désir sont immenses. Une âme sans ambition est une âme nulle.
Il faut avoir des ambitions grandes comme le monde, ou plutôt grandes comme la
libéralité de la Sagesse divine, et en même temps tâcher de se contenter humblement de minimes résultats. La Sagesse divine est détentrice de tous les biens divins. L'Ancien Testament nous dit
qu'elle a mis de l'ordre et de l'harmonie dans l'univers, et que, de semblable façon, elle met de l'ordre et de l'harmonie dans l'existence de ses disciples. Elle met de l'ordre et de l'harmonie
dans nos propres vies si nous sommes fidèles à suivre ses leçons. Au moment où nous agissons, notre vie nous apparaît facilement désordonnée et parfois absurde ; nous sommes souvent dans les
ténèbres. Mais si nous sommes fidèles à Dieu, quand nous nous retournons pour regarder en arrière, nous nous apercevons parfois avec émerveillement qu'une Sagesse toute divine a présidé à notre
existence et que, comme on dit, Dieu écrit droit avec des lignes brisées. Alors nous ne pouvons que redire avec la belle prière eucharistique : vraiment il est juste et bon de te rendre grâces,
Seigneur, toujours et en tout lieu.