L'Orient nous aide à discerner, grâce à une grande richesse d'éléments, le sens chrétien de la personne humaine. Celui-ci est fondé sur l'Incarnation, d'où la création elle-même tire sa lumière. Dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme, se dévoile la plénitude de la vocation humaine : pour que l'homme devienne Dieu, le Verbe a assumé l'humanité. L'homme, qui connaît continuellement le goût amer de ses limites et de son péché, ne s'abandonne pas alors à la récrimination ou à l'angoisse parce qu'il sait qu'au fond de lui opère la puissance de la divinité. L'humanité a été assumée par le Christ sans qu'elle fût séparée de la nature divine et sans confusion et l'homme n'est pas livré à lui-même lorsqu'il tente, de mille façons parfois déçues, une impossible ascension au ciel : il existe un tabernacle de gloire, qui est la très sainte personne de Jésus le Seigneur, où le divin et l'humain se rencontrent dans une étreinte qui ne pourra jamais être brisée : le Verbe s'est fait chair, semblable en tout à nous, excepté le péché. Il verse la divinité dans le cur malade de l'humanité et, en y insufflant l'Esprit du Père, la rend capable de devenir Dieu par la grâce.
  Mais si celui-ci nous a révélé le Fils, alors il nous est donné de nous rapprocher du mystère du Père, principe de communion dans l'amour. La Très Sainte Trinité nous apparaît alors comme une communauté d'amour : connaître un Dieu semblable signifie ressentir l'urgence qu'il parle au monde, qu'il se communique ; et l'histoire du salut n'est que l'histoire d'amour de Dieu pour la créature qu'il a aimée et choisie, la voulant " selon l'icône de l'icône " comme s'exprime l'intuition des Pères orientaux (S. Irénée, S. Athanase) , c'est-à-dire modelée à l'image de l'Image, qui est le Fils, conduite à la communion parfaite par le sanctificateur, l'Esprit d'amour. Et même lorsque l'homme pèche, ce Dieu le cherche et l'aime, afin que le rapport ne soit pas brisé et que l'amour continue à jaillir. Et il l'aime dans le mystère du Fils, qui se laisse tuer sur la croix par un monde qui ne le reconnaît pas, mais il est ressuscité par le Père, comme preuve éternelle que nul ne peut tuer l'amour, parce que quiconque en est participant est touché par la gloire de Dieu : c'est cet homme transformé par l'amour que les disciples ont contemplé sur le Mont Thabor, l'homme que nous sommes tous appelés à être.
  Et pourtant, ce mystère se voile continuellement, se couvre de silence (le silence " hesychia " est un élément essentiel de la spiritualité monastique orientale), pour éviter qu'à la place de Dieu, on ne construise une idole. Ce n'est que dans une purification progressive de la connaissance de communion que l'homme et Dieu se rencontreront et reconnaîtront dans l'étreinte éternelle leur connaturalité d'amour jamais effacée. C'est ainsi que naît ce qui est appelé l'apophatisme de l'Orient chrétien : plus l'homme grandit dans la connaissance de Dieu, plus il le perçoit comme mystère inaccessible, insaisissable dans son essence. Il ne faut pas confondre cela avec un mysticisme obscur dans lequel l'homme se perd dans des réalités impersonnelles énigmatiques. Au contraire, les chrétiens d'Orient s'adressent à Dieu comme au Père, au Fils, au Saint-Esprit, personnes vivantes, tendrement présentes, auxquelles ils adressent une doxologie liturgique solennelle et humble, majestueuse et simple. Ils perçoivent pourtant que c'est surtout en se laissant éduquer à un silence d'adoration que l'on peut approcher cette présence, car au sommet de la connaissance et de l'expérience de Dieu, il y a sa transcendance absolue. Plus qu'à travers une méditation systématique, on y parvient à travers l'assimilation orante de l'Écriture et de la Liturgie.
  Dans cette humble acceptation des limites de la créature face à la transcendance infinie d'un Dieu qui ne cesse de se révéler comme le Dieu-Amour, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, dans la joie de l'Esprit Saint, je vois exprimée l'attitude de la prière et la méthode théologique que l'Orient préfère et continue à offrir à tous ceux qui croient au Christ. Nous devons confesser que nous avons tous besoin de ce silence chargé de présence adorée : la théologie, pour pouvoir mettre pleinement en valeur son âme sapientiale et spirituelle ; la prière, pour qu'elle n'oublie jamais que voir Dieu signifie descendre de la montagne avec un visage si rayonnant qu'il faut le couvrir avec un voile (cf. Ex 34, 33) et pour que nos assemblées sachent faire place à la présence de Dieu, évitant de se célébrer elles-mêmes ; la prédication, pour qu'elle ne s'imagine pas qu'il suffit de multiplier les paroles pour attirer à l'expérience de Dieu ; l'engagement, pour renoncer à s'enfermer dans une lutte sans amour ni pardon. C'est ce dont a besoin l'homme d'aujourd'hui, qui souvent ne sait pas se taire de peur de se retrouver en face de lui-même, de se dévoiler, de ressentir le vide qui devient une recherche de sens ; l'homme qui s'étourdit dans le bruit. Tous, croyants et non-croyants, ont besoin d'apprendre la valeur du silence qui permet à l'Autre de parler, quand et comme il le voudra, et qui nous permet, à nous, de comprendre cette parole.