Assurément, l'évangile de Jean, non seulement se place en dehors d'une expérience concrète de type ascétique et exige une attention particulière à l'enchaînement intérieur des différents thèmes; mais surtout il suppose une expérience mystique élevée, comme nous allons le voir tout de suite. Et par conséquent, ce n'est certainement pas un évangile pour débutants. C'est un évangile qui suppose l'état de chrétien adulte, ou en d'autres mots, d'averti, de parfait, de croyant éclairé, donc de celui qui a déjà derrière lui une longue maturation, et par là n'est plus du tout intéressé par la répétition de thèmes bien connus, mais plutôt par leur pénétration en profondeur.
Un pareil chrétien adulte et éclairé existe-t-il ? Selon le Nouveau Testament, il doit exister parce qu'il est le but final de la prédication néotestamentaire. Je cite quelques passages du Nouveau Testament où il s'agit du chrétien instruit, parfait, adulte, éclairé. Qu'on prenne par exemple la lettre aux Romains (15, 14): Moi aussi j'ai la conviction que vous êtes comblés de toute connaissance (péplérôménoi pasés tés gnoséôs); donc vous êtes des chrétiens "gnostiques" pour reprendre le mot grec en son sens originel, des chrétiens qui savent en connaisseurs. C'est là le niveau auquel certainement n'étaient pas encore arrivés les chrétiens de la première prédication; et pourtant Paul, d'ores et déjà, affirme qu'ils sont devenus des connaisseurs achevés de la doctrine de la foi. Pareillement dans la première lettre aux Corinthiens (cf. 1, 5) il dit que les chrétiens de Corinthe sont enrichis de tous les dons de parole et de science, c'est-à-dire qu'ils sont riches de toute "gnose", de toute forme de connaissance supérieure. On suppose donc qu'il existe déjà, ce chrétien connaisseur de sa foi; il a parcouru un certain cheminement spirituel et est arrivé à une réelle maturité.
D'autres passages du Nouveau Testament ne nous parlent pas de cela en employant le thème de la gnôsis, mais le mot téléios, parfait. Par exemple la lettre aux Philippiens (3, 15) nous dit: Étant parfaits [téléioi], nous avons ces sentiments . Cette épître s'adresse donc à un public qu'on suppose pouvoir être qualifié, sans présomption ni vantardise, de téléios, parfait. La lettre aux Colossiens rappelle deux fois cette idée: Ce Christ, nous l'annonçons en avertissant et instruisant chaque homme avec toute sagesse, pour le rendre téléion dans le Christ (1, 28), parfait dans le Christ. Le but de la prédication est de faire arriver les appelés à cette maturité (encore dans les Colossiens nous trouvons: Épaphras, esclave du Christ, vous salue, lui qui est des vôtres; il ne cesse de lutter pour vous dans ses prières pour que vous soyez fermes, parfaits [téléioi] et soumis à tous les vouloirs de Dieu [4, 12]). Donc le but de la discipline spirituelle est de former un peuple ferme, parfait, achevé, et soumis à toutes les volontés de Dieu. C'est là aussi le but spécifique de la prédication de Jean.
Je cite encore un passage de la lettre aux Hébreux (6, 1-3): Laissant de côté l'enseignement initial sur le Christ passons à ce qui est plus complet (le texte grec dit: épi tên téléiotéta phéromata, allons vers ce qui est plus téléion, plus rempli, plus parfait) sans recommencer à jeter les bases du renoncement aux oeuvres mortes, de la foi en Dieu, de la doctrine des baptêmes, de l'imposition des mains, de la résurrection des morts et du jugement éternel. Avec la permission de Dieu, voilà ce que nous avons l'intention de faire.
La prédication de Jean se situe exactement à ce second niveau, celui qu'on atteint quand déjà sont connues beaucoup d'autres choses et qu'il s'agit désormais d'entrer au coeur de la vie chrétienne.