Raniero Cantalamessa, Jésus-Christ le Saint de Dieu, Éd. Mame, 1993, p. 72-77 (2e partie)
Laffirmation de Kierkegaard, selon laquelle lunique vrai rapport avec le Christ ne sopère pas grâce aux " dix-huit siècles " dhistoire du christianisme, mais grâce à la contemporanéité, est une affirmation quil faut préciser. Les dix-huit siècles dhistoire et la contemporanéité ne doivent pas être mis en contradiction, mais maintenus ensemble. La contemporanéité , comme la comprend le Nouveau Testament, nest autre que lEsprit-Saint, qui est justement la présence et la permanence de Jésus dans le monde, celui qui " demeure avec nous à jamais " (cf. Jn 14, 16). Les dix-huit siècles vingt, aujourdhui ne sont, en termes théologiques, rien dautre que lÉglise. Dans la perspective catholique, pourtant, lEsprit-Saint et lÉglise sont les conditions mêmes qui rendent possible notre rapporta avec le Christ, rapport qui ne devient opérant, il est vrai, que par lintermédiaire de la foi et par limitation du modèle quest le Christ.
Mais nonobstant ces réserves, il y a dans cette manière de poser le problème de la divinité du Christ, un profond élément de vérité, dont surtout nous, les catholiques, avons besoin de prendre conscience. Que signifiaient donc, en termes plus simples, les paroles de Kierkegaard sur le fait de croire dans le contemporain ? Elles voulaient dire que croire en la divinité du Christ est le devoir de chacun. Croire en situation de contemporanéité signifie aussi croire en solitude. La divinité du Christ ai-je dit est lÉverest de la foi. Mais dans lescalade de lÉverest, ce ne sont pas les porteurs, les sherpas, qui nous portent, nous et nos bagages, jusquà une certaine altitude, nous laissant seulement le soin de faire, à pied, les dernières centaines de mètres. Chacun doit faire toute lascension. Il sagit, en effet, dun saut infini, auquel un siècle ou un millénaire en plus ou en moins najoutent ou ne retirent rien. À propos duquel, pareillement, le fait dêtre deux, ou deux milliards à croire, ne change essentiellement rien à la difficulté de la chose. Certes, on peut trouver une aide à sa foi dans le fait que dautres, autour de vous, font de même, mais ce nest pas encore croire, au sens propre, en ayant pour seul motif Dieu lui-même. Nous ne pouvons donc raisonner comme si les croyants qui nous ont précédés avaient fait lessentiel et quaujourdhui, nous naurions plus quà continuer et mener à terme leur effort. Sil en était ainsi, il devrait être plus facile de croire au Christ, à mesure que nous avançons dans lhistoire ; or, au lieu de cela, nous voyons que ce nest justement pas le cas. Il nest ni plus facile, ni plus difficile de croire aujourdhui, que du temps de Jean, dAthanase, ou de Luther. Tout repose sur la " force démonstrative que possède, par elle-même, la parole de Dieu, qui agit dans les paroles et les actions de Jésus " (cf. S. Kierkegaard, ibid.), et sur le fait quelle trouve, ou ne trouve pas, une disposition à laccueillir.
Certes, il y a les " signes ", les " uvres ". Jésus y renvoie souvent. Il dit de croire au moins à cause des uvres quil accomplit ; que sil navait pas accompli tant de signes, leur responsabilité serait moins grande (cf. Jn 5, 36 ; 10, 25-37). Mais, précisément, ce qui se produit autour de Jésus démontre que les signes ne suffisaient pas à faire croire. Même lorsquon y assistait personnellement, on pouvait trouver cent raisons pour rester incrédule. " Bien quil y eût tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui ", dit lévangéliste (Jn 12, 37). Lhistoire de laveugle-né illustre bien ce fait : même devant le plus sensationnel des signes, la possibilité demeure de souvrir, ou de se fermer à la lumière. Une autre fois, Jésus vient à peine daccomplir le grand signe de la multiplication des pains, que certains lui demandaient déjà : " Quel signe fais-tu donc, pour quà sa vue, nous te croyions ? " (Jn 6, 30), comme si le signe précédent navait servi à rien. Du reste, Jésus met lui-même en garde contre une foi qui reposerait seulement sur le fait de voir des signes ; il se méfie de ceux qui ne croient pas, sils ne voient pas de signes (cf. Jn 4, 48) ; et lorsque certains, " à la vue des signes ", crurent en lui, il est écrit que Jésus " ne se fiait pas à eux " (cf. Jn 2, 23-24).
Il ne faut donc pas dédaigner les signes. Sil existe une certaine disposition intérieure à reconnaître la vérité, les uvres du Christ sont en mesure doffrir la preuve évidente quen elles, agit la puissance divine même et que, par conséquent, Jésus était le médiateur de vie éternelle. Mais quel pouvait être le poids de ces uvres et de ces signes, en dehors de linstant où ils étaient accomplis ?Suffisaient-ils à faire conclure quil devait évidemment sagir de Dieu en personne ? Le monde hellénistique navait-il pas, lui aussi, maints thaumaturges, cest-à-dire faiseurs de prodiges ? Il faut donc conclure que, pour Jean, les uvres du Christ désignaient, plutôt que quelques guérisons sporadiques, la totalité de son uvre, qui avait consisté à apporter sur la terre la vie éternelle. Quiconque écoutait le message était invité à considérer si, en effet, on ne pouvait pas trouver, dans lÉglise, un nouveau genre de vie (cf. H. Dodd, Linterprétation du IVe évangile, p. 423). Mais on ne pouvait faire une telle expérience quen venant au Christ, cest-à-dire ne croyant. Et ceci démontre, une fois encore, que cest seulement par la foi, que lon a un témoignage suffisant concernant Jésus, que la foi est, par elle-même, témoignage.