Jean-Paul II, Entrez dans lespérance, Éd. Plon-Mame, 1994, p. 317-323
Quand, le 22 octobre 1978, sur la place Saint-Pierre jai lancé : " Nayez pas peur ! ", je ne pouvais évidemment pas savoir jusquoù ces paroles nous entraîneraient, moi et lÉglise. Le message quelles transmettaient venait bien plus de lEsprit Saint, ce " consolateur " promis par le Seigneur Jésus à ses Apôtres, que de lhomme qui les prononçait. Au fil des années, jai eu maintes occasions de renouveler cet appel.
Ce " Nayez pas peur ! " doit être pris dans son acception la plus large. Cétait un encouragement adressé à tous les hommes, afin quils surmontent la peur que leur inspirait létat du mon contemporain, aussi bien à lEst quà lOuest, au Nord quau Sud : nayez pas peur de ce que vous avez vous-mêmes créé, nayez pas peur de tout ce qui dans que lhomme a produit, risque de se retourner contre lui ! en un mot, nayez pas peur de vous-mêmes !
Pourquoi ne devons-nous pas avoir peur ? Parce que lhomme a été racheté par Dieu ! Quand jai prononcé ces mots sur la place Saint-Pierre, il mapparaissait déjà clairement que ma première encyclique et tout mon pontificat devaient donner la priorité à la vérité sur la Rédemption. Cest dans cette vérité que senracine ce " Nayez pas peur ! " : " Car Dieu a tant aimé le monde, quIl a donné son Fils unique. " Ce Fils demeure au cur de lhistoire de lhumanité comme le Rédempteur. La Rédemption imprègne toute lhistoire humaine, y compris celle qui se situe avant le Christ, elle prépare lavenir eschatologique de lhomme. Elle est cette lumière qui " brille dans les ténèbres et que les ténèbres ne parviennent pas à étouffer ". La puissance de la Croix du Christ et de sa Résurrection est toujours plus grande que tout le mal dont lhomme pourrait et devrait avoir peur.
Cest ici quil faut revenir à la devise Totus Tuus. Dans une de vos précédentes questions, vous minterrogiez sur la Mère de Dieu et les nombreuses révélations privées qui ont eu lieu, principalement au cours des deux derniers siècles. Je vous ai répondu en vous racontant comment la dévotion à Marie sétait développée dans ma vie personnelle, dabord dans ma ville natale, ensuite au sanctuaire de Kalwaria, puis à Jasna Góra. Jasna Góra a fait irruption dans lhistoire de ma patrie au XVIIe siècle comme une sorte de " Nayez pas peur ! " venu du Christ par la bouche de sa Mère. Quand, le 22 octobre 1978, jai reçu lhéritage romain du ministère de Pierre, cette expérience mariale vécue, sur ma terre polonaise, était déjà profondément inscrite dans ma mémoire.
" Nayez pas peur ! " a dit le Christ aux Apôtres et aux femmes après sa Résurrection. Les textes évangéliques ne nous disent pas que Marie aurait, elle aussi, reçu cet encouragement. Forte de sa foi, " elle navait pas peur ". Cest lexpérience traversée par mon pays qui ma, la première, fait comprendre comment Marie participe à la victoire du Christ. Jai aussi appris directement du cardinal Stefan Wyszynski, que son prédécesseur, le cardinal August Hlondt, avait prononcé avant de mourir cette parole prophétique : " La victoire, si elle vient, viendra par Marie "
Au cours de mon ministère pastoral en Pologne, jai été témoin de laccomplissement de cette parole.
Une fois élu Pape, confronté aux problèmes de lÉglise entière, cette intuition, cette conviction ma toujours habité : dans cette dimension universelle aussi, la victoire, si elle venait, serait remportée par Marie. Le Christ vaincra par Marie. Il veut quelle soit associée aux victoires de lÉglise, dans le monde daujourdhui et dans celui de demain.
Jen étais donc intimement persuadé, même si à lépoque jignorais presque tout de Fatima. Je pressentais seulement quil y avait là une certaine continuité, de La Salette à Fatima en passant par Lourdes, sans oublier dans un passé plus lointain, notre Jasna Góra Pologne.
Et puis le 13 mai 1981 est arrivé. Quand jai été atteint pas la balle de mon agresseur sur la place Saint-Pierre, je ne me suis pas rendu compte immédiatement que nous fêtions justement lanniversaire du jour où Marie était apparue aux trois enfants de Fatima, au Portugal, pour leur transmettre les messages qui, alors que la fin de ce siècle approche, se révèlent sur le point dêtre pleinement confirmés.
Lors dun tel événement, le Christ na-t-il pas encore une fois prononcé son " Nayez pas peur ! " ? Na-t-il pas répété à cette occasion son message pascal à lintention du Pape, de lÉglise et, au-delà, à lattention de toute la famille humaine ?
À la fin du deuxième millénaire, nous avons plus que jamais besoin dentendre cette parole du Christ ressuscité : " Nayez pas peur ! ". Cest une nécessité pour lhomme daujourdhui qui, même après la chute du communisme, ne cesse pas davoir peur en son for intérieur et non sans raisons. Cest une nécessité pour les nations qui reniassent, une fois libérées du joug soviétique, mais aussi pour celles qui assistent de lextérieur à cette expérience. Cest également une nécessité pour tous les peuples et toutes les nations du monde entier. Il faut que, dans la conscience de chaque être humain, se fortifie la certitude quil existe Quelquun qui tient dans ses mains le sort du monde qui passe, Quelquun qui détient les clefs de la mort et des enfers, Quelquun qui est lAlpha et lOméga de lhistoire de lhomme, quelle soit individuelle ou collective ; et surtout la certitude que ce Quelquun est Amour, lAmour fait homme, lAmour crucifié et ressuscité, lAmour sans cesse présent au milieu des hommes ! Il est lAmour eucharistique. Il est source inépuisable de communion. Il est le seul que nous puissions croire sans la moindre réserve quand il nous demande : " Nayez pas peur ! ".
Vous notez que lhomme contemporain a de la peine à revenir à la foi, parce que les exigences morales qui en découlent leffraient. Dans une certaine mesure, cest fondé : oui, lÉvangile comporte des exigences. À cet égard, le Christ na jamais bercé dillusions ni ses disciples ni ceux qui Lécoutaient. Au contraire, avec une grande fermeté, Il les a préparés à affronter toutes sortes de contradictions intérieures et extérieures, en nexcluant jamais quils pourraient décider de Labandonner. SIl affirme cependant : " Nayez pas peur ! ", Il ne dit pas cela pour minimiser les exigences dune façon ou dune autre. Bien au contraire, Il confirme par là toute la vérité de lÉvangile et toutes les obligations qui en découlent. Mais il révèle en même temps que ces exigences ne dépassent pas les forces de lhomme. Si lhomme accepte ces implications de sa foi, il trouve alors, dans la grâce que Dieu ne lui refuse pas, la force qui lui permet de faire face. Le monde déborde de preuves de laction de cette force rédemptrice, que les évangiles annoncent avec bien plus de clarté quils nimposent des exigences morales. Il y a dans le monde tant dhommes et de femmes dont la vie témoigne quil est possible de mettre en pratique tout ce que demande la morale évangélique ! De plus, lexpérience prouve quune vie humaine ne peut réussir quà leur exemple.
Accepter les exigences évangéliques, cest assumer toutes les dimensions de sa propre humanité, y discerner la beauté du dessein de Dieu, en reconnaissant la réalité de toutes les faiblesses humaines, à la lumière de la puissance même de Dieu : " Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu. "
On ne peut pas séparer les exigences morales proposées à lhomme par Dieu de lexigence de lamour rédempteur, cest-à-dire du don de la grâce que Dieu lui-même en un sens sest engagé à accorder. Quest-ce que le salut apporté par le Christ, si ce nest précisément cela ? Dieu veut sauver lhomme, Il veut laccomplissement de lhumanité selon la mesure quIl a Lui-même fixée. Et le Christ est fondé à dire que le joug quIl met sur nos épaules est doux et son fardeau léger, en fin de compte, léger.
Il est capital pour lhomme dentrer dans lespérance, de ne pas sarrêter sur le seuil, et de se laisser guider. Je pense que le grand poète polonais Cyprian Norwid, qui décrivait ce quil découvrait au plus intime de lexistence chrétienne, a parfaitement exprimé cette réalité : " Nous ne marchons pas à la suite du Sauveur en portant sa croix, mais nous suivons le Christ qui porte la nôtre. " Voilà pourquoi la vérité sur la Croix peut être qualifiée de " Bonne Nouvelle ".
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