Semblablement, l'Église a découvert non seulement que la présence du Seigneur dans les saintes espèces ne se limite pas au moment même de la consécration et de la communion, mais qu'elle mérite d'être honorée au-delà de la célébration. Certes, " la sainte réserve (tabernacle) était d'abord destinée à garder dignement l'Eucharistie pour qu'elle puisse être portée aux malades et aux absents en dehors de la messe ". Mais " par l'approfondissement de la foi en la présence réelle du Christ dans son Eucharistie, l'Église a pris conscience du sens de l'adoration silencieuse du Seigneur présent sous les espèces eucharistiques. C'est pour cela que le tabernacle doit être placé à un endroit particulièrement digne de l'église ; il doit être construit de telle façon quil souligne et manifeste la vérité de la présence réelle du Christ dans le Saint-Sacrement " (CEC, 1379).
Le Catéchisme exprime bien l'essentiel sur le sens de cette présence eucharistique permanente. " Il est hautement convenable, écrit-il, que le Christ ait voulu rester présent à son Église de cette façon unique. Puisque le Christ allait quitter les siens sous sa forme visible, Il voulait nous donner sa présence sacramentelle ; puisquil allait s'offrir sur la croix pour nous sauver, Il voulait que nous ayons le mémorial de l'amour dont Il nous a aimés jusquà la fin (Jn 13, 1), jusqu'au don de sa vie. En effet, dans sa présence eucharistique, Il reste mystérieusement au milieu de nous comme celui qui nous a aimés et qui s'est livré pour nous, et Il le reste sous les signes qui expriment et communiquent cet amour. " (CEC 1380)
On peut même aller plus loin dans l'intelligence théologique de cette présence eucharistique permanente en la reliant aux divers aspects du mystère pascal de Jésus, puisqu'aussi bien l'Eucharistie n'est rien d'autre que la présence sacramentelle de Jésus mort et ressuscité parmi nous. Or, dans la première phase du mystère pascal, nous contemplons le " dépouillement ", la " kénose ", comme dit Paul en grec, c'est-à-dire l'acte par lequel le Fils humilié se " vide " de sa gloire, pour rejoindre l'humanité dans sa perdition (cf. Ph 2, 5-8).
Dans cette kénose ou cet anéantissement du Fils, nous pouvons distinguer trois étapes ou, mieux, trois aspects.
Le premier est celui de l'offrande librement acceptée, du " oui " de l'amour qui consent à être livré : " Ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne " (Jn 10, 18). Dans le déploiement du mystère pascal proprement dit, dans le déroulement des jours saints de notre salut, cet aspect correspond à l'Eucharistie instituée le soir du Jeudi Saint : " Ceci est mon corps livré pour vous ; ceci est mon sang répandu pour vous. " C'est le moment de la décision lucide où, dans une souveraine liberté, Jésus donne sa vie pour la multitude selon la volonté du Père.
Puis vient le second moment, celui de l'acte par lequel lamour qui s'est librement offert est effectivement livré, dans l'impuissance de la passion. C'est l'heure où la brebis muette est conduite à l'abattoir, où est livrée, jusqu'à la dernière goutte, la vie qui s'est offerte en partage comme une coupe débordante. Ce second aspect de la kénose est celui de la Croix dont la gloire amère emplit le mystère du Vendredi Saint.
L'anéantissement de la kénose atteint enfin son niveau le plus bas avec le troisième moment, le moment de l'offrande accomplie jusqu'au bout et devenue ainsi un état permanent, à savoir la situation inerte de celui qui " est " désormais livré, purement et simplement, dans une totale passivité qui est le paroxysme de la passion. Ce dernier aspect de la kénose le plus mystérieux correspond à l'état du Fils, descendu dans la vide infernal de la mort : mystère à peine concevable qu'évoque le silence insondable du Samedi Saint.
Il est instructif de constater que ces trois moments de la kénose se retrouvent dans les aspects de la célébration et du culte de l'Eucharistie.
Ici aussi se réactualise la première étape de la kénose, celle de la libre décision de se livrer : " Prenez, et mangez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. " C'est, dans la célébration eucharistique, le moment de la consécration.
Puis vient l'étape de la livraison en acte, où le corps et le sang du Seigneur nous sont réellement livrés en nourriture. C'est, au cours de la messe, le moment de la communion effective à Jésus crucifié et glorifié.
Mais il est un troisième aspect de l'eucharistie, qui déborde la célébration au sens strict. C'est celui de la présence réelle et permanente du Seigneur dans l'Eucharistie conservée au tabernacle, ou encore exposée sur l'autel comme nous le faisons lors de l'adoration du Saint-Sacrement. Ce dernier aspect du culte eucharistique correspond à l'état définitif d'offrande au Père et de livraison au monde qui caractérise la troisième étape de la kénose, celle d'une disponibilité absolue, poussée jusquà la passivité de celui qui est entièrement donné.