Monique Vincent, Saint Augustin, maître de prière, Beauchesne 1990, p. 45-49 (2e partie)
La première de ces conséquences cest que toute prière dun chrétien adhérant vraiment au corps du Christ devient prière du Christ Lui-même. Le Christ assume toutes les prières qui sont prononcées par un des siens.
En effet, si le Christ a voulu prononcer dans les psaumes des paroles qui ne conviennent en apparence quaux membres de son corps, cest pour que nous nous reconnaissions dans ces paroles, et que, inversement, nous reconnaissions nos paroles dans celles du Christ. Aussi Augustin nous invite-t-il souvent à ne pas séparer les paroles du corps de celles de la tête. " Quand vous entendez les paroles du corps nen séparez pas la tête ; quand vous entendez les paroles de la tête nen séparez pas le corps. "
Cet " échange ", Augustin lexplique ou du moins lillustre par une image qui les est familière, celle du Christ marchand. Le Christ " na pas dédaigné de nous transfigurer en Lui et de parler avec nos paroles pour que nous aussi nous parlions avec ses paroles. En effet, ce double et merveilleux changement sest opéré, ce divin commerce a été achevé, cet échange de possession a été fait publiquement en ce monde par le négociateur céleste ". En prenant notre condition desclave, le Christ a pris nos paroles pour en faire les siennes. En échange, Il nous a donné les siennes pour que nous en fassions les nôtres.
À cela, une seule condition : que nous, membres, soyons unis à Lui par le lien de la charité sans lequel il ny pas dunité entre les membres et la tête, donc pas de voix commune. Le Christ, Lui, a promis de ne pas se séparer de nous lorsquIl a dit : Et moi, je suis avec vous pour toujours jusquà la fin du monde. Promesse quAugustin semble avoir prise particulièrement au sérieux. Il cite très souvent ce verset dans les Enarrationes et presque toujours en relation directe avec la mention du corps du Christ. On devine daprès la fréquence de ce rappel que cest un des versets évangéliques qui lont marqué le plus profondément. Il y puise lessentiel de sa doctrine dunion à Dieu quil a lui-même vécue du jour de sa conversion à celui de sa mort. La grâce de la présence du Christ en nous étant ainsi promise, il reste à Augustin à exhorter les fidèles à adhérer au corps du Christ par la charité pour que sa voix et la leur ne fassent plus quune voix qui monte vers le Père : " Que chacun soit dans le corps du Christ et cest Lui qui parlera. "
Sil nous est relativement facile de penser que le Christ en nous loue son Père, il nous est moins aisé de Le reconnaître priant en nous lorsque cette prière revêt une forme plus humble. " Voici que nous entendons (le Christ) qui gémit, qui prie, qui saccuse ; nous répugnons à Lui attribuer ces attitudes
Comme si nous craignions de Lui faire injure en affirmant que ces paroles trop humaines sont de Lui, le fils de Dieu, alors que cest à Lui quelles sadressaient lorsque nous exprimions notre prière à Dieu. Voilà donc notre esprit qui hésite, qui sefforce de donner une autre interprétation à ces paroles, mais lÉcriture ne lui fournit dautre solution que den revenir là sans pouvoir sen écarter. "
Tout sexplique cependant par le mystère de lIncarnation. Il suffit que notre esprit saperçoive " que Celui quil venait de contempler dans la condition divine, a pris la condition desclave, sétant rendu semblable aux hommes
Dans sa condition de Dieu, Il reçoit les prières, dans sa condition de serviteur, lui-même prie : là Créateur, ici créature
faisant de Lui et de nous un seul homme, tête et corps
Que personne donc
ne dise : ce nest pas le Christ qui les prononce. Quil ne dise non plus : ce nest pas moi. Sil se sait appartenir au corps du Christ, il doit dire à la fois : cest le Christ qui parle, et : cest moi qui parle. Tâche de ne rien dire sans Lui, et Lui ne dira rien sans toi. "
Cet admirable début de lenarratio sur le psaume 85 montre bien que le Christ assume toutes les prières de son corps, même les plus humbles, celles qui consistent à demander du secours, à gémir, voire à se reconnaître pécheur, Lui qui est sans péché, bref toutes les formes de la prière de demande. " Quand un des membres fait cette prière, cest moi qui la fais ", dira, par la bouche dAugustin, le Christ voulant justifier semblable prière.
On comprend lenthousiasme du prédicateur de lenarratio 85 en face dun mystère aussi sublime, uvre de la grâce divine. Cest encore à cette enarratio que nous emprunterons la conclusion de ce développement : " Dieu ne pouvait faire aux hommes un don plus magnifique que de leur accorder pour tête son propre Verbe par lequel Il a créé toutes choses, afin quIl soit tout à la fois fils de Dieu et fils dhomme, un seul Dieu avec le Père, un seul homme avec les hommes ; afin quen adressant à Dieu nos prières nous nen séparions pas le Christ et que le corps du Christ offrant ses prières ne soit point séparé de la tête ; afin que Notre Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, unique sauveur de son corps, prie pour nous, prie en nous et reçoive nos prières. "
La prière chrétienne prend ainsi des dimensions insoupçonnées de qui na pas cherché à pénétrer avec Augustin dans le grand mystère du corps du Christ. Le chrétien peut bien désormais prier " dans le secret du cur ", " dans la chambre close ", " crier au-dedans ", sa prière nest plus celle dun individu isolé, replié sur lui-même. Elle est celle du Christ en personne ; et non seulement la prière du Christ nannihile pas la sienne, mais elle lui donne au contraire toute sa valeur, elle la rend digne dêtre entendue par le Père en même temps que par le Fils qui la formule.
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