Il suffira de relire l'évangile de la fête de la Sainte Famille pour se rendre compte que nous sommes loin d'une vision romantico-sentimentaliste ou éconimico-matérialiste de Noël. Saint Matthieu ne nous montre pas Joseph emmenant Marie dans un bon restaurant ou allant dans le souks pour y acheter des cadeaux pour sa femme et des jouets pour l'enfant. La petite famille s'enfuit en Égypte pour échapper à la fureur d'Hérode. Benoît XVI écrit :
Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est effectivement accessible d'une fois sur l'autre ni plus que ce qu'on peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se réduit bien vite à être privée d'espérance. (n° 35)
Regardez l'actualité. Des usines ferment et se délocalisent. C'est l'heure de la mondialisation. Des gouvernements se succèdent et nous promettent monts et merveilles. Un peu plus tard, l'opposition crie au scandale.
Et que faisons-nous dans cette jungle ? En chacun de nous il y a un petit Hérode - et pas seulement en puissance. Quelle est la première préoccupation de la grande majorité des gens en ce temps de Noël ? Le pouvoir ! Cette forme de pouvoir qu'on appelle le pouvoir ... d'achat. Pour le préserver, que n'est-on pas prêt à faire ? Des grèves à n'en pas finir durant lesquelles sont pris en otage des "innocents" par dizaines, voire par centaines de miliers. Les femmes, depuis quarante ans (le 28 décembre !), "les quarante glorieuses", comme le titrait un quotidien, prennent la pilule contraceptive sans que le chiffre des avortements diminue. Dernière trouvaille : la pilule abortive, au cas où ... Plus on est riche (pouvoir d'achat), moins on a d'enfants (voir homélie du 4° dimanche de l'Avent). Dans son homélie de Noël Benoît XVI disait :
D’une certaine façon, l’humanité attend Dieu, elle attend qu’il se fasse proche. Mais quand arrive le moment, il n’y a pas de place pour lui. Elle est si occupée d’elle-même, elle a besoin de tout l’espace et de tout le temps de manière si exigeante pour ses propres affaires qu’il ne reste rien pour l’autre – pour le prochain, pour le pauvre, pour Dieu. Et plus les hommes deviennent riches, plus ils remplissent tout d’eux-mêmes. Et moins l’autre peut y entrer.
Ce n'est donc pas seulement Hérode qui est en cause. D'ailleurs, déjà l'arrivée à Bethléhem avait été pour la sainte Famille l'occasion de la souffrance de n'y trouver personne pour les accueillir dans un logement décent, alors que Marie était sur le point d'accoucher. Une petite fille me disait l'autre jour qu'elle avait demandé à sa maman de l'emmener à la messe. Réponse de la maman : je n'ai pas le temps, je dois aller faire du sport. Pas de place pour Jésus dans le Palais ... des sports !
La liturgie de l'octave de Noël nous a montré quelques flashes qui vont dans le même sens. Le lendemain de Noël Saint Étienne nous a rappelé que les pouvoirs religieux ne sont pas exempts. Ensuite c'est saint Jean qui a dû s'exiler à Patmos "à cause de la parole de Dieu" (Ap 1, 9). J'ai déjà évoqué le massacre des saints Innocents. Il continue aujourd'hui : plus d'un milliard depuis 1975 ! La France détient le triste record : plus de 200.000 par an ... Saint Thomas Becket, fêté le lendemain, a connu l'exil, lui aussi. Quand il est revenu, c'était pour se faire assassiner à Cantorbéry le soir du 29 décembre 1170.
L'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par l'effondrement dans des affaires de portée historique. (...) Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les échecs, ma vie personnelle et l'histoire dans son ensemble sont gardées dans le pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce cas donner encore le courage d'agir et de poursuivre. (n° 35)Aujourd'hui, c'est l'exemple de la sainte Famille qui nous dit que le chemin de l'espérance est aussi le chemin de la souffrance, des défaites, des échecs. Ce sont autant d'occasions qui nous rappellent que nous ne construisons pas le Règne de Dieu à la force du poignet, par nos propres oeuvres. L'espérance, loin de nous conduire à démissionner, nous permet de ne pas baisser les bras, de tenir bon, et de continuer d'agir quoi qu'il arrive :
Cela garde aussi un sens si, à ce qu'il semble, nous ne réussissons pas ou nous paraissons désarmés face à la puissance de forces hostiles. Ainsi, d'un côté, une espérance pour nous et pour les autres jaillit de notre agir ; de l'autre, cependant, c'est la grande espérance appuyée sur les promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mauvais, nous donne courage et oriente notre agir. (ibid.)
L'espérance vient de la foi en un Dieu qui est Père, un Père qui est "tout-puisant" et dont le pouvoir est totalement au service de l'amour. C'est la foi en un Dieu qui ne peut pas souffrir mais qui peut compatir, et dont la compassion est consolation.
Certainement, dans nos multiples souffrances et épreuves nous avons toujours besoin aussi de nos petites ou de nos grandes espérances – d'une visite bienveillante, de la guérison des blessures internes et externes, de la solution positive d'une crise, et ainsi de suite. Dans les petites épreuves, ces formes d'espérance peuvent aussi être suffisantes. Mais dans les épreuves vraiment lourdes, où je dois faire mienne la décision définitive de placer la vérité avant le bien-être, la carrière, la possession, la certitude de la véritable, de la grande espérance, dont nous avons parlé, devient nécessaire. Pour cela nous avons aussi besoin de témoins, de martyrs, qui se sont totalement donnés, pour qu'ils puissent nous le montrer – jour après jour. Nous en avons besoin pour préférer, même dans les petits choix de la vie quotidienne, le bien à la commodité – sachant que c'est justement ainsi que nous vivons vraiment notre vie. Disons-le encore une fois : la capacité de souffrir par amour de la vérité est la mesure de l'humanité ; cependant, cette capacité de souffrir dépend du genre et de la mesure de l'espérance que nous portons en nous et sur laquelle nous construisons. Les saints ont pu parcourir le grand chemin de l'être-homme à la façon dont le Christ l'a parcouru avant nous, parce qu'ils étaient remplis de la grande espérance. (n° 39)
Parmi les nombreux exemples possibles, notre Saint-Père a choisi de nous parler ici du martyr vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857, il y a donc 150 ans), en citant "une lettre de l'enfer", écrite de sa main et dans laquelle "devient évidente cette transformation de la souffrance par la force de l'espérance qui provient de la foi".
Moi, Paul, lié de chaînes pour le Christ, je veux vous raconter les tribulations dans lesquelles je suis chaque jour enseveli, afin qu'embrasés de l'amour divin, vous bénissiez avec moi le Seigneur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde (cf. Ps 135 [136], 3). Cette prison est vraiment une vive figure de l'enfer éternel. Aux liens, aux cangues et aux entraves viennent s'ajouter des colères, des vengeances, des malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes mauvais, des serments injustes, des médisances, auxquels se joignent aussi l'ennui et la tristesse. Mais celui qui a déjà délivré les trois enfants des flammes ardentes est aussi demeuré avec moi ; il m'a délivré de ces maux et il me les convertit en douceur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde. Par la grâce de Dieu, au milieu de ces supplices qui ont coutume d'attrister les autres, je suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ est avec moi [...]. Comment puis-je vivre, voyant chaque jour les tyrans et leurs satellites infidèles blasphémer ton saint nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins (cf. Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix foulée aux pieds des mécréants. Où est ta gloire ? À cette vue, enflammé de ton amour, j'aime mieux mourir et que mes membres soient coupés en morceaux en témoignage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta puissance, délivre-moi et aide-moi, afin que, dans ma faiblesse, ta force se fasse sentir et soit glorifiée devant le monde [...]. En entendant ces choses, vous rendrez, remplis de joie, d'immortelles actions de grâces à Dieu, auteur de tous les dons, et vous le bénirez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde [...]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions votre foi et la mienne : au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va jusqu'au trône de Dieu ; c'est l'espérance qui vit toujours en mon cœur. (n° 37)En entendant cela, vous vous dites peut-être que vous n'arriverez jamais à la cheville des martyrs. Qu'en savez-vous ? Sainte Thérèse de Lisieux ne disait-elle pas qu'elle se savait si petite qu'elle n'arriverait jamais à monter même la première marche des escaliers vers Dieu, mais qu'elle savait qu'il y a un ascenseur (une invention récente à son époque), et que cet ascenseur, ce sont les bras de Jésus. Mais en attendant l'ascenseur, elle savait aussi qu'il fallait continuer d'essayer de mettre son petit pied sur la première marche. Elle ne démobilise pas, l'espérance ; elle mobilise, elle évangélise.
Je voudrais encore ajouter une petite annotation qui n'est pas du tout insignifiante pour les événements de chaque jour. La pensée de pouvoir « offrir » les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur attribuant ainsi un sens, était une forme de dévotion, peut-être moins pratiquée aujourd'hui, mais encore très répandue il n'y a pas si longtemps. Dans cette dévotion, il y avait certainement des choses exagérées et peut-être aussi malsaines, mais il faut se demander si quelque chose d'essentiel qui pourrait être une aide n'y était pas contenu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces personnes étaient convaincues de pouvoir insérer dans la grande compassion du Christ leurs petites peines, qui entraient ainsi d'une certaine façon dans le trésor de compassion dont le genre humain a besoin. De cette manière aussi les petits ennuis du quotidien pourraient acquérir un sens et contribuer à l'économie du bien, de l'amour entre les hommes. Peut-être devrions-nous nous demander vraiment si une telle chose ne pourrait pas redevenir une perspective judicieuse pour nous aussi. (n° 40)L'un de ceux qui ont enseigné et pratiqué cette dévotion dans toute sa pureté est saint Louis-Marie Grignion de Montfort :
Faites profit, et même davantage, des petites souffrances que des grandes. Dieu ne regarde pas tant la souffrance que la manière avec laquelle on souffre. Souffrir beaucoup et souffrir mal, c'est souffrir en damné ; souffrir beaucoup et avec courage, mais pour une mauvaise cause, c'est souffrir en martyr du démon ; souffrir peu ou beaucoup et souffrir pour Dieu, c'est souffrir en saint.Évidemment, ce ne sera pas devant les caméras de la télévision :
S'il est vrai de dire qu'on peut faire choix des croix, c'est particulièrement des petites et obscures quand elles viennent en parallèle avec les grandes et éclatantes. L'orgueil de la nature peut demander, rechercher et même choisir et embrasser les croix grandes et éclatantes ; mais de choisir et de bien joyeusement porter les croix petites et obscures, ce ne peut être que l'effet d'une grande grâce et d'une grande fidélité à Dieu. Faites donc comme le marchand au regard de son comptoir : faites profit de tout, ne laissez pas perdre la moindre parcelle de la vraie Croix, quand ce ne serait qu'un piqûre de mouche ou d'épingle, qu'un petit travers d'un voisin, qu'une petite injure par méprise, qu'une petite perte d'un denier, qu'un petit trouble dans l'âme, qu'une petite lassitude dans le corps, qu'une petite douleur dans l'un de vos membres, etc. Faites profit de tout, comme l'épicier de sa boutique, et vous deviendrez bientôt riches en Dieu, comme il devient riche en argent, en mettant denier sur denier dans son comptoir. À la moindre petite traverse qui vous arrive, dites : Dieu soit béni ! Mon Dieu, je vous remercie ; puis cachez dans la mémoire de Dieu, qui est comme votre comptoir, la croix que vous venez de gagner ; et puis ne vous en souvenez plus que pour dire : Grand merci, ou miséricorde ! (Lettre aux Amis de la Croix, 8°)
Plus étonnant encore : l'on peut aussi offrir les souffrances des autres. Un jour, une dame (c'était une Martiniquaise) était allée rendre visite à Marthe Robin dans sa petite chambre de La Plaine à Châteauneuf-de-Galaure. Ensemble elles évoquaient l'un ou l'autre drame qui faisait la une des journaux à l'époque. Marthe disait à son interlocutrice :
- Toutes ces souffrances, il faut les offrir au Seigneur ...
- Mais n'est-ce pas un peu trop facile, d'offrir la souffrance des autres ...
- Pourquoi voudriez-vous que Dieu ne nous demande que des choses difficiles ?
Offrir au Père les souffrances des autres avec les siennes, sans oublier les joies, c'est ce qui est enseigné de nos jours par l'Apostolat de la Prière :
Bon exercice !