N.B.: Jürgen Moltmann vient de décéder.
DÉCÉDÉ À 98 ANS - Moltmann, le père des erreurs de la théologie contemporaine
La Providence de Lisieux
Selon Moltmann1, il est essentiel à l'histoire d'être ouverte sur un avenir indéterminé. Cela l'amène au rejet de l'idée de Providence, qu'il tient pour équivalente de fatum (cf. fatalité), et qui supposerait selon lui que tout est joué d'avance, alors que le "Royaume de Dieu", objet de la promesse, est essentiellement la "nouvelle création", l'absolument nouveau, qui, non seulement n'est pas contenu dans le présent, mais le contredit.
Nous avons là une critique fondamentale contre l'idée même de Providence, qui serait destructrice de l'histoire. La Providence est conçue comme un plan préétabli, dont l'histoire serai la simple exécution, avec les apparences de la spontanéité et de la liberté (ainsi une pièce de théâtre jouée selon un texte écrit d'avance, où toutes les actions et réactions des auteurs sont préfixées, n'ayant que les apparences de l'invention libre et du hasard).
Contre une telle conception la critique susdite est parfaitement justifiée et irréfutable : il n'y a pas d'histoire véritable là où tout est donné et fait d'avance (ce qui caractérise le scénario d'une pièce de théâtre c'est qu'il peut être rejoué indéfiniment ; ce qui caractérise, au contraire, l'histoire, c'est qu'elle est irréversible : on ne peut jamais recommencer).
Mais cette conception de la Providence est fausse et caricaturale. La Providence est un acte de Dieu, et, de ce fait, elle n'est pas elle-même dans le temps : l'éternité divine, donc la Providence, embrasse la totalité du temps en son éternel présent, elle n'est pas soumise à la succession2. L'histoire, elle, est par nature successive : le passé est fixé par les actions libres (aussi par les événements) qui ont eu lieu (et, de ce fait, ne peuvent pas ne pas avoir eu lieu : nécessité de fait) ; le présent est la fixation , par réalisation libre et événements produits, d'une des possibilités qui étaient contenues dans la passé, mais indéterminément ; le futur demeure indéterminé, dépendant d'actions libres et d'événements qui n'existeront que quand ils se seront produits, c'est-à-dire quand l'avenir sera devenu présent. Le "plan divin" selon lequel l'histoire se déroule n'est pas antérieur à l'histoire, mais simultané à elle.
Ce qui est "à venir" pour l'homme est le fruit de la conjonction mystérieuse de la liberté de Dieu et de la liberté de l'homme. Ce n'est un avenir que par rapport à la liberté de l'homme, qui seule est dans le temps ; par rapport à la liberté de Dieu, c'est un pur présent. Mais s'il est présent à Dieu ce n'est pas indépendamment de la liberté de l'homme (comme si on disait : quoique fasse l'homme, cela arrivera) : ce qui est présent à Dieu c'est l'accomplissement libre et spontané de la volonté de l'homme, laquelle est, aussi, conditionnée par les événements, qui dépendent, eux, des causes secondes (des autres causes libres et des causes naturelles).
Ainsi conçue, la Providence, loin d'étouffer la spontanéité et l'imprévisibilité de l'histoire, loin de lever l'indétermination, qui lui est essentielle, les suscite et les garantit. Elle n'est pas un "scénario écrit d'avance" ; le "scénario" est composé par Dieu et par l'homme à mesure qu'il se joue, il n'existe qu joué réalisé par les faits... Mais, dans son déroulement, il est toujours présent à Dieu.
Si nous appliquons cela à l'eschatologie, nous pouvons dire ceci : les eschata sont à venir pour l'homme, indéterminés, dépendants de sa liberté ; mais aussi : ils sont présents à Dieu déterminés, non pas d'avance, mais tels qu'ils le seront pour l'homme quand ils seront arrivés pour lui3. Mais ils sont aussi déterminés par l'intelligence et la volonté de Dieu. Là est le mystère de la Providence : l'histoire est simultanément ce que la fait Dieu, de toute éternité, et que la fait l'homme dans le temps. Les péchés, qui sont si intimement insérés dans sa trame, l'homme en est le seul auteur ; mais Dieu les prévoit, les permet4 et les ordonne, leur donnant ainsi place dans son plan.
Pour autant qu'ils dépendent de la liberté divine, les eschata ont pu être révélés à l'homme. Cette révélation n'est donc pas seulement la promesse d'événements encore indéterminés - les cieux nouveaux, la nouvelle création, mais aussi le dévoilement, partiel et obscur, de ce qui doit arriver : ce qui permet à l'homme, dans la foi, d'ordonner ses actions libres dans le sens que Dieu lui prescrit. On peut et on doit étudier en théologie l'eschatologie, à la lumière de cette révélation des eschata : non pour décrire à l'avance ce qui va se passer, mais pour découvrir le sens du présent de l'Église qui est tout prégnant de cet avenir, lequel doit naître aussi de la liberté des hommes et de la spontanéité des événements.
1. Moltmann J., Théologie de l'Espérance, p. 145 ; pp. 241-246.
2. "Jede Epoche ist unmittelbar zu Gott, und ihr Wert beruht gar nicht auf dem, was aus ihr hervorgeht, sondern in ihrer Existenz selbst, in ihrem Eigenen selbst" - "Chaque époque est directement liée à Dieu, et sa valeur ne repose pas sur ce qui en émerge, mais sur son existence même, sur elle-même." - Leopold von Ranke, À propos des époques de l'histoire moderne. Conférences données au roi Maximillien II de Bavière à Berchtesgaden à l'automne 1854. Conférence du 25 septembre 1854. Édition historico-critique, éd. v. Theodor Schieder et Helmut Berding, Munich 1971, p. 60
3. Saint Thomas d'Aquin, Som. théol. I, 14, 13.
4. "les permet" : en ce sens, non pas qu'il en donne l'autorisation, mais qu'il ne les empêche pas de se produire.