Le Seigneur m'accorde d'être témoin de la grâce extraordinaire que l'Eglise est en train de vivre en cette année sacerdotale. On ne compte plus les retraites suivies par le clergé dans plusieurs parties du monde, toutes animées par un esprit nouveau et par une redécouverte de sa propre vocation. L'une de ces retraites, organisée à Manille par la conférence épiscopale des Philippines, en janvier dernier, a rassemblé 5.500 prêtres et 90 évêques. Une nouvelle Pentecôte, au dire du cardinal de Manille. Durant une heure d'adoration guidée, à l'invitation du prédicateur, toute cette immense étendue de prêtres vêtus de blanc ont crié d'une seule voix : « Lord Jesus, we are happy to be your priests » : Seigneur Jésus, nous sommes heureux d'être tes prêtres ! ». Et on voyait à leurs visages que ce n'était pas seulement des mots.
La même expérience, avec un nombre plus réduit, je l'ai vécue avec tout le clergé de la région du Sabah, en Malaisie, puis à Singapour et, enfin, au sanctuaire de Lorette avec quelque 200 évêques et prêtres italiens. Tous m'ont prié de transmettre au Saint-Père leur gratitude et leur salutation, ce que je fais avec joie en ce moment.
1. Les « mystères » de Dieu
La parole de Dieu qui nous servira de fil conducteur dans cette méditation est 1 Corinthiens 4, 1 : « Si nos existimet homo, ut ministros Christi et dispensatores mysteriorum Dei » ; qu'on nous regarde donc comme des serviteurs du Christ et des intendants des mystères de Dieu ». Nous avons médité pendant l'Avent la première partie de cette définition : le prêtre comme serviteur du Christ, dans la puissance et dans l'onction de l'Esprit Saint. Il nous reste, au cours de ce Carême, à réfléchir sur la deuxième partie : le prêtre comme « dispensateur des mystères de Dieu ». Naturellement, ce que nous disons du prêtre vaut, à plus forte raison, pour l'évêque, qui possède la plénitude du sacerdoce.
Le terme « mystères » revêt deux significations fondamentales : la première est celle de vérités cachées et révélées par Dieu, les desseins divins annoncés de façon voilée dans l'Ancien Testament et révélés aux hommes dans la plénitude des temps ; la seconde est celle de « signes concrets de la grâce », concrètement les sacrements. L'Epître aux Hébreux réunit les deux sens dans l'expression : « les choses qui regardent Dieu » (ta pros ton Theon, ea que sunt ad Deum) ; elle met l'accent davantage sur le sens rituel et sacramentel, définissant la fonction du prêtre (mais l'auteur parle ici du sacerdoce en général, de l'Ancien et du Nouveau Testament) qui est d' « offrir dons et sacrifices pour les péchés » (He 5,1).
Ce second sens s'affirme surtout dans la tradition de l'Eglise. Saint Ambroise a écrit deux traités sur les rites de l'initiation chrétienne, vus comme accomplissement de figures et prophéties de l'Ancien Testament ; l'un, qu'il intitule « De sacramentis » et l'autre « De mysteriis », même s'il s'agit en fait du même thème.
Pour revenir à la parole de l'Apôtre, le premier de ces deux sens met en lumière le rôle du prêtre en égard à la parole de Dieu, le second son rôle de ministre des sacrements. Ensemble, ils dessinent la physionomie du prêtre comme témoin de la vérité de Dieu et comme ministre de la grâce du Christ, comme annonciateur et comme sacrificateur.
Pendant des siècles, le rôle du prêtre a été réduit presque exclusivement à celui d'officiant (liturge) et de sacrificateur : « offrir des sacrifices et pardonner les péchés ». C'est le Concile Vatican II qui a remis en lumière, à côté de la fonction cultuelle, celle d'évangélisateur. En conformité avec ce que Lumen gentium avait dit du rôle des évêques d'« enseigner » et de « sanctifier », Presbyterorum ordinis énonce :
« Participant, pour leur part, à la fonction des apôtres, les prêtres reçoivent de Dieu la grâce qui les fait des officiants du Christ Jésus auprès des païens, assurant le service sacré de l'Evangile, afin que les païens deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l'Esprit (Rm 15,16). En effet, l'annonce apostolique de l'Evangile convoque et rassemble le peuple de Dieu [...] Leur ministère, commençant par l'annonce de l'Évangile, tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ »1.
Sur les trois méditations de Carême (Vendredi 19 Mars, fête de saint Joseph, il n'y a pas de prédication), l'une sera consacrée au thème du prêtre comme ministre de la parole de Dieu, une autre au prêtre comme ministre des sacrements, et la troisième, plus existentielle, au renouvellement du sacerdoce par la conversion au Seigneur.
2. La lettre et l'Esprit
A partir du IIe siècle, on observe une tendance à modeler - dans les qualités requises, dans les rites, dans les titres, dans les vêtements - le sacerdoce chrétien sur le sacerdoce lévitique de l'Ancien Testament2 ; une tendance qui se reflète dans des documents canoniques comme les Constitutions apostoliques, la Didascalie syriaque et autres sources analogues. Cette assimilation extérieure nous fait ressentir plus forte l'urgence de redécouvrir, dans une occasion comme celle-ci, la nouveauté et l'altérité substantielle de la nouvelle alliance par rapport à l'ancienne. C'est l'affirmation énergique de Paul que je voudrais mettre au centre de notre méditation :
« Notre capacité vient de Dieu, qui nous a rendus capables d'être ministres d'une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l'Esprit ; car la lettre tue, l'Esprit vivifie. Or si le ministère de la mort, gravé en lettres sur des pierres, a été entouré d'une telle gloire que les fils d'Israël ne pouvaient fixer les yeux sur le visage de Moïse à cause de la gloire de son visage, pourtant passagère, comment le ministère de l'Esprit n'en aurait-il pas davantage ? » (2 , Co 3, 5-8).
Ce que l'Apôtre entend par l'opposition lettre - Esprit, ressort clairement du passage un peu plus haut toujours dans Corinthiens 2, dans lequel il nomme la communauté de la nouvelle alliance : « manifestement une lettre du Christ remise à nos soins, écrite non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant ; non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les coeurs » (2 Co 3, 3).
La lettre est donc la loi mosaïque écrite sur des tables de pierre et, par extension, toute loi positive extérieure à l'homme ; l'Esprit est la loi intérieure, écrite sur les coeurs, celle que l'Apôtre définit, d'ailleurs, « la loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus et qui affranchit de la loi du péché et de la mort » (cf. Rm 8, 2).
Saint Augustin a écrit un traité sur le thème de notre méditation - De Spiritu et littera - qui constitue une étape capitale dans l'histoire de la pensée chrétienne. La nouveauté de la nouvelle alliance par rapport à l'ancienne, explique-t-il, est que Dieu ne se borne plus à commander à l'homme de faire ou ne pas faire, mais Il fait lui-même avec lui et en lui les choses qu'il commande. « la loi des oeuvres commande en menaçant, et la loi de la foi obtient pour celui qui croit... en vertu de la loi des œuvres, Dieu nous dit : Fais ce que je te commande ; et par la loi de la foi, nous disons à Dieu : donnes-nous de faire ce que tu commandes »3
Bien plus qu'une « indication » de volonté, la loi nouvelle qui est l'Esprit ; est une « action », un principe vivant et actif. La loi nouvelle est la vie nouvelle. L'opposition lettre-Esprit équivaut dans saint Paul, à l'opposition loi-grâce : « Vous n'êtes plus sous la Loi, mais sous la grâce » (Rm 6, 14).
Dans l'ancienne alliance, l'idée de grâce est également présente, dans le sens de bienveillance, faveur et pardon de Dieu (la hesed) : « Je fais grâce à qui je fais grâce » (Ex 33, 19) ; les psaumes sont remplis de ce concept. Mais à présent le mot grâce, charis, a revêtu un sens nouveau, historique : c'est la grâce qui vient de la mort et la résurrection du Christ, et qui justifie le pécheur. Il ne s'agit pas seulement d'une disposition bienveillante, mais d'une réalité, d'un « état » : « Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, lui qui nous a donné d'avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis » (Rm 5, 1-2).
Jean décrit le rapport entre ancienne et nouvelle alliance de la même façon que Paul : « La loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (Jn 1, 17).
On peut donc en déduire que la loi nouvelle, ou de l'Esprit, n'est pas, au sens strict, celle promulguée par Jésus sur le Mont des Béatitudes, mais celle gravée dans les cœurs au jour de la Pentecôte. Certes, les préceptes évangéliques sont plus élevés et parfaits que les préceptes de Moïse ; toutefois, à eux seuls, ils seraient restés tout aussi inefficaces. S'il avait suffi de proclamer la nouvelle volonté de Dieu à travers l'Evangile, on ne saurait expliquer la nécessité pour Jésus de mourir ni celle de la venue de l'Esprit Saint ; on ne s'explique pas pourquoi le Jésus de Jean fait tout dépendre de son « élévation », autrement dit de sa mort sur la croix (cf. Jn 7, 39 ; 16, 7-15).
Les apôtres eux-mêmes sont la preuve vivante que cela ne suffisait pas. Eux qui pourtant avaient écouté de la bouche même du Christ tous les préceptes évangéliques - par exemple, que « si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous », nous les voyons préoccupés jusqu'à la fin de savoir qui d'entre eux était le plus grand. C'est seulement après la venue de l'Esprit Saint que nous les voyons oublieux d'eux-mêmes et uniquement occupés à proclamer « les merveilles de Dieu » (cf. Ac 2, 11).
Sans la grâce intérieure de l'Esprit, même l'Evangile donc, même le commandement nouveau, serait resté une loi ancienne, une lettre. Reprenant une pensée audacieuse de saint Augustin, saint Thomas d'Aquin écrit : « La lettre désigne tout texte écrit qui demeure extérieur à l'homme, fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans l'Evangile ; c'est pourquoi même la lettre de l'Evangile tuerait si, à l'intérieur de l'homme, ne s'y adjoignait la grâce guérissante de la foi »4. Plus explicite encore, ce qu'il a écrit un peu avant : « La loi nouvelle est d'abord la grâce même de l'Esprit Saint, qui est donnée aux croyants »5.
3. Non par contrainte, mais par attrait
Mais comment cette loi nouvelle, qui est l'Esprit lui-même, agit-elle concrètement ? Elle agit à travers l'amour ! La loi nouvelle n'est rien d'autre que ce que Jésus appelle le « commandement nouveau ». L'Esprit Saint a inscrit la loi nouvelle dans nos coeurs, en y infusant l'amour (Rm 5, 5). Cet amour est l'amour avec lequel Dieu nous aime et avec lequel, en même temps, il fait que nous l'aimions lui et le prochain. C'est une capacité nouvelle d'aimer.
N'est-ce pas contradictoire de parler de l'amour comme d'une « loi » ? La réponse est qu'il y a deux façons dont l'homme est conduit à faire, ou ne pas faire, une certaine chose : soit par contrainte, soit par attrait. La loi extérieure l'y conduit selon la première manière, par contrainte, avec la menace du châtiment ; l'amour l'y conduit selon la seconde manière, par attraction. En effet, chacun est attiré par ce qu'il aime, sans subir aucune contrainte de l'extérieur. L'amour est comme un « poids » de l'âme qui attire vers l'objet de son propre plaisir, dans lequel elle sait qu'elle va trouver son repos6. La vie chrétienne doit être vécue par attrait, non par contrainte.
L'amour est donc une loi, « la loi de l'esprit », en ce sens qu'il crée chez le chrétien un dynamisme qui le porte à faire tout ce que Dieu veut, spontanément, sans même y penser, parce qu'il a fait sienne la volonté de Dieu et aime tout ce que Dieu aime.
Quelle place, nous demandons-nous, a l'observance des commandements dans cette économie nouvelle de l'Esprit ? Même après la venue du Christ, subsiste la loi écrite : il y a les commandements de Dieu, le décalogue, il y a les préceptes évangéliques, auxquels se sont ajoutés, par la suite, les lois ecclésiastiques. Quel sens ont le Code de droit canonique, les règles monastiques, les voeux religieux, tout ce qui, en somme, indique une volonté objective qui s'impose à moi de l'extérieur ? Ces choses sont-elles comme des corps étrangers dans l'organisme chrétien ?
Il y a eu, au cours de l'histoire de l'Eglise, des mouvements qui ont pensé cela et ont refusé toute loi, au nom de la liberté de l'Esprit, à tel point qu'ils ont justement pris le nom de mouvements « anomistes », mais ils ont toujours été désavoués par l'autorité de l'Eglise et de cette conscience chrétienne. La réponse chrétienne à ce problème nous vient de l'Evangile. Jésus affirme ne pas être venu pour « abolir la loi », mais pour l'« accomplir » (cf. Mt 5, 17).). Mais quel est l'« accomplissement » de la loi ? « La charité - répond l'Apôtre - est la Loi dans sa plénitude ! » (cf. Rm 13, 10). Toute la loi et les prophètes dépendent du commandement de l'amour, dit Jésus (cf. Mt 22, 40)).
L'obéissance devient donc la preuve qu'on vit selon la grâce « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole » (Jn 14,15 ). Alors l'amour ne remplace pas la loi, mais l' « observe, l'accomplit ». Dans la prophétie d'Ezéchiel, on attribuait la possibilité d'observer la loi de Dieu au don futur de l'Esprit et du cœur nouveau : « Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes » (Ez 36, 27). « « La loi nous a été donnée », écrit de façon lapidaire Augustin, afin que nous cherchions la grâce ; et la grâce nous a été donnée afin d'assurer l'accomplissement de la loi »7.
4. Actualité du message de la grâce
Jusqu'ici nous avons vu les conséquences que le message paulinien concernant la nouvelle alliance peut avoir sur la façon de concevoir et de vivre la vie chrétienne. Mais, à cette occasion, j'aimerais surtout mettre en évidence la lumière que ce message jette sur le problème de l'évangélisation dans le monde actuel et du dialogue interreligieux et, par voie de conséquence, sur le rôle du prêtre comme ministre de la vérité de Dieu.
Augustin écrivit son Traité sur La lettre et l'Esprit pour combattre la thèse pélagienne, selon laquelle il suffit pour être sauvé que Dieu nous ait créés, dotés de libre arbitre et qu'il nous ait donné une loi nous indiquant sa volonté. Concrètement, selon cette thèse, l'homme peut se sauver tout seul et la venue du Christ constitue, certes une aide extraordinaire, mais qui n'est pas indispensable au salut.
On peut débattre - et aujourd'hui les spécialistes en débattent - pour savoir si le saint a interprété correctement la pensée du moine Pélage. Mais il n'y a pas là de quoi nous surprendre. Les Pères qui ont dû combattre des hérésies ont souvent explicité celles qui (de leur point de vue !) étaient les implications logiques d'une certaine doctrine, sans trop tenir compte du point de vue et du langage différents de l'adversaire. Ils étaient davantage soucieux de la doctrine que des personnes, de la vérité dogmatique plutôt qu'historique. En revanche, Augustin se montre beaucoup plus respectueux et courtois à l'égard de Pélage que ne le fut, par exemple, Cyrille d'Alexandrie vis-à-vis de Nestorius.
La révision moderne d'auteurs comme Pélage ou Nestorius ne signifie donc pas le moins du monde une révision du pélagisme ou du nestorianisme. Cette distinction a contribué, ces derniers temps, au rétablissement de la communion avec les églises dites nestoriennes o syriaques orthodoxes (monophysites) d'Orient.
Mais tout ceci ne nous intéresse que relativement. La chose importante à retenir est que Augustin a raison sur le problème principal : pour se sauver, la nature, le libre arbitre et le guide qu'est la loi ne suffisent pas, il faut la grâce, autrement dit il faut le Christ. Penser autrement signifierait penser que sa venue est superflue et, avec elle, sa mort et la rédemption ; cela signifierait considérer le Christ comme un modèle de vie, non comme « principe de salut pour tous ceux qui lui obéissent » (He 5, 9).
C'est sur ce point que la pensée d'Augustin - et avant lui, celle de Paul - se révèle d'une extraordinaire actualité. Ce qui, selon l'Apôtre, distingue la nouvelle alliance de l'ancienne, l'Esprit de la lettre, la grâce de la loi, une fois opérées les distinctions voulues, est exactement ce qui distingue aujourd'hui le christianisme de toutes les autres religions.
Les formes ont changé, mais la substance reste la même. « Oeuvre de la loi », ou oeuvre de l'homme, correspond à toute oeuvre humaine, dès lors qu'on fait dépendre de celle-ci son propre salut, que celui-ci soit conçu comme communion avec Dieu, ou comme communion avec soi-même et syntonie avec les énergies de l'univers. Le principe est le même : Dieu ne se donne pas, il se conquiert !
Nous pouvons illustrer la différence ainsi. Toute religion humaine ou philosophie religieuse commence par dire à l'homme ce qu'il doit faire pour être sauvé : les devoirs, les oeuvres, œuvres d'ascétisme extérieures ou chemins spéculatifs vers son propre moi intérieur, le Tout ou le Rien. Le christianisme ne commence pas par dire à l'homme ce qu'il doit faire, mais ce que Dieu a fait pour lui. Jésus n'a pas commencé à prêcher en disant : « Convertissez-vous et croyez à l'évangile jusqu'à ce que le Royaume vienne » ; il a commencé par dire : « Le royaume de Dieu est venu parmi vous : convertissez-vous et croyez à l'évangile ». Pas d'abord la conversion, ensuite le salut ; mais d'abord le salut et ensuite la conversion.
De même dans le christianisme - nous l'avons rappelé - il y a les devoirs et les commandements, mais les commandements, y compris le plus grand de tous qui est d'aimer Dieu et le prochain n'est pas au premier plan ; avant celui-ci il y a le don, la grâce. « Quant à nous aimons puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). C'est du don que naît le devoir, et non l'inverse.
Nous chrétiens, nous n'entrerons pas en dialogue avec d'autres fois, en affirmant la différence ou la supériorité de notre religion ; ce serait la négation même du dialogue. Nous insisterons plutôt sur ce qui nous unit, les objectifs communs, en reconnaissant aux autres le même droit (au moins subjectif) à considérer leur foi comme la plus parfaite, définitive. Sans oublier, d'ailleurs, que celui qui vit avec cohérence et en toute bonne foi une religion des oeuvres et de la loi est meilleur et plus agréable à Dieu que celui qui appartient à la religion de la grâce, mais néglige complètement de croire en la grâce et d'accomplir les œuvres de la foi.
Cependant, tout ceci ne doit pas nous conduire à mettre entre parenthèses notre foi dans la nouveauté et l'unicité du Christ. Il ne s'agit pas non plus d'affirmer la supériorité d'une religion sur les autres, mais de reconnaître la spécificité de chacune, de savoir qui nous sommes et ce que nous croyons.
Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi il n'est pas facile d'admettre l'idée de grâce et son refus instinctif par l'homme moderne. Se sauver « par grâce » signifie reconnaître la dépendance de quelqu'un, et c'est la chose la plus difficile. En témoigne cette affirmation bien connue de Marx : « Un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant. [...].Mais je vis entièrement de la grâce d'un autre...s'il a créé ma vie, s'il en est la source...si elle n'est pas ma propre création »8.Ce pourquoi on refuse un Dieu créateur est aussi ce pour quoi on refuse un Dieu sauveur.
C'est l'explication que saint Bernard donne du péché de Satan : il préfère être la plus malheureuse des créatures par son propre mérite, que le plus heureux par « grâce » d'autrui ; il préfère être malheureux mais souverain, qu'heureux mais dépendant : misere praeesse, quam feliciter subesse9.
Le refus du christianisme, qui se développe à certains niveaux de notre culture occidentale, quand il n'est pas refus de l'Eglise et des chrétiens, est refus de la grâce.
5. « Nous prêchons le Christ Jésus, Seigneur »
Quel est, dans ce domaine, la tâche des prêtres en tant que dispensateurs des mystères de Dieu et maîtres de la foi ? Celle d'aider leurs frères à vivre la nouveauté de la grâce, ce qui équivaut à dire la nouveauté du Christ.
Dans l'Evangile, Jésus utilise l'expression « les mystères du Royaume des cieux » pour indiquer tout son enseignement et, en particulier, ce qui concerne sa personne (cf. Mt 13, 11). Après la Pâque on passe de plus en plus souvent du pluriel au singulier, des mystères au mystère : tous les mystères de Dieu se résument désormais dans le mystère qui est le Christ.
Saint Paul parle du « mystère de Dieu, c'est-à-dire le Christ, dans lequel se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (cf. Col 2, 2-3). Il nous invite à penser au Christ comme à un palais, dans lequel on passe de merveille en merveille, en y entrant. L'univers matériel, avec toutes ses beautés et son étendue incalculable, est l'unique image adéquate de l'univers spirituel qui est le Christ. Ce n'est pas pour rien que cela a été fait « par lui et pour lui » (Col 1, 16).
L'Apôtre a défini avec plus de clarté que tous les autres le centre et le coeur de l'annonce chrétienne et l'a exprimé sous forme de programme, comme un manifeste : « Nous proclamons, nous, un Christ crucifié » (1 Co 1, 23) et « Ce n'est pas nous, que nous prêchons, mais le Christ Jésus, Seigneur » (2 Co 4, 5). Ces paroles justifient pleinement l'affirmation selon laquelle le christianisme n'est pas une doctrine mais une personne.
Mais que signifie, dans la pratique, prêcher « le Christ crucifié », ou « le Christ Jésus, Seigneur » ? Cela ne signifie pas parler toujours et seulement du Christ du kérygme ou du Christ du dogme, c'est-à-dire transformer les prédications en leçons de christologie. Cela signifie plutôt « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ » (Ep 1, 10), fonder tout devoir sur lui, faire que toute chose serve à conduire les hommes à la « supériorité de la connaissance du Christ Jésus » (Ph 3, 8).
Jésus doit être l'objet formel, pas nécessairement et toujours l'objet matériel, de la prédication, celui qui lui donne forme, qui sert de fondement et donne autorité à toute autre annonce, l'âme et la lumière de l'annonce chrétienne. « Toute nourriture de l'âme est aride - s'exclame saint Bernard - si elle n'est pas assaisonnée avec cette huile ; insipide si elle n'est pas assaisonnée avec ce sel. Ce que tu écris n'a aucune saveur - non sapit mihi - si le coeur de Jésus n'y palpite pas - nisi sonuerit ibi Cor Jesu »10.
Dans la liturgie des heures en langue allemande, le Stundengebet, il y a un hymne (Laudes du mardi de la deuxième semaine) que j'ai aimé dès la première fois que je l'ai récité. Il commence ainsi : « Göttliches Wort, der Gottheit Schrein, für uns in dein Geheimnis ein. (Verbe éternel, Dieu vivant et vrai, fais-nous entrer dans ton mystère ». L'expression « le mystère du Christ » est la plus complète de toutes : elle renferme son être et son agir, son humanité et sa divinité, sa pré-existence et son incarnation, les prophéties de l'Ancien Testament et leur accomplissement dans la plénitude des temps. Nous pouvons répéter comme une prière : « Verbe éternel, Dieu vivant et vrai, fais-nous entrer dans ton mystère ».
Traduit de l'italien par ZENIT
1 PO, 2.
2 Cf. J.-M. Tillard, « Sacerdoce », in DSpir. 14, col.12
3 Augustin, De Spiritu et littera, 13,22.
4 Thomas d'Aquin, Summa theologiae, I-IIae, q. 106, a. 2.
5 Ibid., q. 106, a. 1 ; cf. Augustin, De Spiritu et littera, 21, 36.
6 Augustin, Commenaire de l'Evangile de Jean, 26, 4-5 : CCL 36, 261 ; Confessions, XIII, 9.
7 Augustin, De Spir. et litt. ,19,34.
8 C. Marx, Manuscrits de 1844, in Gesamtausgabe, III, Berlin 1932, p. 124 et Critique de la philosophie du droit de Hegel, in Gesamtausgabe, I, 1, Francofort sul M. 1927, p. 614 s.
9 Bernard de Clairvaux , De gradibus humilitatis, X, 36 : PL 182, 962.
10 Bernard de Clairvaux, Sermones super Canticum, XV, 6: Ed. Cistercense, Roma 1957, p.86.