La discussion s'enflamme à propos de la manière d'interpréter les nouveautés introduites par le concile Vatican II, surtout en ce qui concerne la liberté de religion. Les traditionalistes contre Benoît XVI. Un essai du philosophe Martin Rhonheimer en faveur du pape.
ROME, le 28 avril 2011 – Dans le mémorable discours que Benoît XVI avait adressé à la
curie romaine, le 22 décembre 2005, à propos de la manière d’interpréter le concile Vatican II, il y a un point qui continue, aujourd’hui encore, à être une source de conflits.
Celui qui porte sur la liberté de religion.
Sur ce point le concile a nettement innové. Il a affirmé ce que, dans le passé, plusieurs papes avaient nié : la liberté pour tout individu de pratiquer sa
religion, même si celle-ci est "fausse".
L'encyclique "Quanta cura" de Pie IX, publiée en 1864, avait condamné explicitement cette liberté. Seule l’unique vraie religion, la religion chrétienne catholique,
avait pleinement droit de cité dans un état. La pratique d’autres croyances ne pouvait être que tolérée, dans certaines limites.
Au contraire le concile Vatican II mit au centre des devoirs d’un état non pas la vérité mais l’être humain. Et il affirma que le droit de pratiquer sa religion,
quelle qu’elle soit, devait être pleinement reconnu à tout individu.
***
Cette innovation du concile fut immédiatement perçue par beaucoup de gens comme une rupture drastique par rapport à la tradition de l’Église.
À la grande joie de ceux qui voyaient dans Vatican II un radieux "nouveau début" qui ferait date.
À la grande consternation de ceux qui y voyaient un néfaste abandon de la juste doctrine.
En ce qui concerne l'archevêque Marcel Lefebvre et ses adeptes, cette innovation – ainsi que d’autres réalisées par le concile – les conduisit effectivement au
schisme.
Mais même au sein de l’Église catholique il y avait des gens qui considéraient que ce virage était erroné et inacceptable.
Il n’est donc pas surprenant que Benoît XVI ait consacré toute la partie finale de son discours du 22 décembre 2005 précisément à l’analyse de cette innovation
conciliaire. Qui a été une innovation non pas de "rupture" – avait-t-il déclaré – mais de "réforme dans la continuité".
Le pape Joseph Ratzinger avait expliqué qu’en affirmant la liberté de religion, le concile avait certes accueilli "un principe essentiel de l’état moderne" auquel
différents papes s’étaient opposés dans le passé, mais que, ce faisant, il n’avait pas rompu avec "le patrimoine le plus profond de l’Église". Au contraire, il s’était remis "en pleine harmonie"
non seulement avec l'enseignement de Jésus sur la distinction entre Dieu et César, mais "également avec l’Église des martyrs, avec les martyrs de tous les temps", puisque ceux-ci étaient morts
précisément "pour la liberté de professer sa foi : une profession qu’aucun état ne peut imposer, mais que l’on ne peut faire sienne qu’avec la grâce de Dieu, dans la liberté de la
conscience".
***
Presque six ans plus tard, quel effet a eu ce discours de Benoît XVI, qui visait à interpréter non seulement la déclaration relative à la liberté religieuse mais la
totalité du concile Vatican II à la lumière du critère : "réforme dans la continuité" ?
Dans le camp progressiste, les partisans du concile comme "nouveau début" faisant date – en particulier les auteurs de l’histoire de Vatican II la plus lue au monde
– ont conclu que le pape Ratzinger leur avait donné raison, même si c’est avec la plus grande prudence. En tout cas c’est ce que les Italiens Alberto Melloni et Giuseppe Ruggeri, l'Américain
Joseph A. Komonchak, le Français Christophe Theobald, l’Allemand Peter Hünermann et d’autres ont soutenu dans un ouvrage collectif qu’ils ont publié en 2007 :
> Ils
persistent: le Concile Vatican II a été "un tournant historique". L'école de Bologne annexe le pape (11.12.2007)
Dans le camp traditionaliste, au contraire, la réaction a été négative.
Les lefebvristes persistent dans leur schisme bien que l’excommunication de leurs quatre évêques ait été levée par Benoît XVI en 2009.
Et ceux des catholiques qui sont les plus liés à la tradition, tout en s’affirmant en communion avec l’Église, apparaissent eux aussi de plus en plus mal à
l’aise.
Ils avaient parié sur l'action restauratrice de Benoît XVI et maintenant ils se sentent abandonnés. Ces derniers mois, certains de leurs principaux représentants –
tels que Brunero Gherardini, Roberto de Mattei ou Enrico Maria Radaelli – ont exprimé par écrit leur déception, comme www.chiesa en a rendu compte :
>
Les grands déçus du pape Benoît (8.4.2011)
>
Les déçus ont parlé. Le Vatican répond (18.4.2011)
La critique ultime que quelques-uns des plus grands penseurs traditionalistes adressent au pape actuel est qu’il s’obstine à défendre en bloc le concile Vatican II,
alors que celui-ci est au contraire la cause de tous les maux dont souffre l’Église d’aujourd’hui.
En fait – écrivent-ils – certaines erreurs dogmatiques trouvent leur origine précisément dans les textes du concile, pas seulement dans les interprétations et
applications qui ont été données de ceux-ci ultérieurement.
La "rupture" avec la tradition qui a été opérée par Vatican II en matière de liberté de religion en serait, à leur avis, une preuve éclatante.
L’Église – disent-ils – ne peut pas enseigner aujourd’hui ce que tant de papes ont condamné à maintes reprises comme contraire à la foi. Il en va de
l'infaillibilité de son magistère.
***
Mais en est-il vraiment ainsi ? Quelle est la "tradition" dont le concile s’est détaché dans la déclaration "Dignitatis humanae" sur la liberté religieuse
?
Et quelle est, au contraire, la tradition pérenne de l’Église – son "patrimoine le plus profond" – à laquelle le concile s’est rattaché, comme l’a dit Benoît XVI
dans son discours du 22 décembre 2005 ?
Le professeur Martin Rhonheimer répond à ces questions dans un essai paru dans le dernier numéro de "Nova et Vetera", la revue publiée à Fribourg, en Suisse, sous
la direction du cardinal Georges Cottier, ancien théologien de la maison pontificale, et de Charles Morerod, recteur de l’Université Pontificale Saint-Thomas-d’Aquin.
L'article, qui a été publié en français dans "Nova et Vetera", est suivi d’une copieuse annexe qui répond aux très nombreuses critiques dont il a été l’objet – de
la part de dirigeants traditionalistes – lorsqu’il a été publié, précédemment, en allemand et en espagnol.
L’article et l’annexe montrent que l'herméneutique de la "réforme dans la continuité" soutenue par Benoît XVI est la seule capable d’expliquer l'indubitable
nouveauté établie par Vatican II en matière de liberté de religion, sans pour autant compromettre l'infaillibilité de l’Église en ce qui concerne la doctrine de la foi.
Ils montrent également ce qu’il y avait soit de caduc soit de pérenne dans la condamnation de la liberté de religion par Pie IX et par d’autres papes.
L'élément caduc, historique, que Vatican II a abandonné, c’est le concept de religion d’état, c’est-à-dire le concept de l’état garant de la vérité religieuse.
Alors que l'élément pérenne, dogmatique, sur lequel en effet le concile a tenu bon, est la condamnation du relativisme, c’est-à-dire de l'idée que toutes les religions sont également valables et
vraies.
Le professeur Rhonheimer, prêtre suisse de l'Opus Dei, enseigne l’éthique et la philosophie politique à l’Université Pontificale de la Sainte-Croix, à
Rome.
On trouvera ci-dessous un large extrait de l’article et de l’annexe publiés par le professeur Rhonheimer dans "Nova et Vetera".
On peut s’attendre à ce que les meilleurs esprits, parmi les traditionalistes, relèvent le défi et poursuivent la discussion.
Sandro Magister
www.chiesa
L'"HERMENÉUTIQUE DE LA RÉFORME" ET LA LIBERTÉ DE RELIGION
par Martin Rhonheimer
Comme on le sait, le 22 décembre 2005, le Pape Benoît XVI s’est exprimé, dans son discours à l’occasion de la
présentation des vœux de Noël à la Curie romaine, contre une interprétation largement diffusée de Vatican II, selon laquelle l’Eglise postconciliaire serait une Eglise différente de l’Eglise
"préconciliaire". Benoît XVI qualifie cette interprétation erronée du Concile d’"herméneutique de la discontinuité et de la rupture".
Cette expression a été reprise avec empressement par les catholiques partisans fidèles du pape. L’idée que le pape ait
opposé dans son discours l’herméneutique de la discontinuité à l’herméneutique de la continuité s’est largement répandue. [...] On doit toutefois contredire cette affirmation. Dans le discours
susmentionné, le pape Benoît XVI n’a pas du tout opposé l’herméneutique erronée de la discontinuité à une "herméneutique de la continuité". Il a plutôt expliqué qu’à "l’herméneutique de la
discontinuité s’oppose l’herméneutique de la réforme…" Quelle est la "nature de la vraie réforme" ? "Elle consiste, explique le Saint Père, dans cet ensemble de continuité et de
discontinuité à divers niveaux".
La relation avec l’Etat
Le Concile Vatican II doit être compris ainsi à la lumière de la catégorie herméneutique de "réforme" et non simplement
de "continuité". En effet, la "réforme" contient aussi bien des éléments de continuité que certains éléments de discontinuité. Cependant, comme le souligne Benoît XVI, continuité et discontinuité
se trouvent à des niveaux différents. Identifier et distinguer entre ces niveaux différents constitue le véritable enjeu. [...]
En anticipant de manière prophétique les débats actuels, Benoît XVI exemplifie "l’herméneutique de la réforme" par la
doctrine conciliaire sur la liberté religieuse. Benoît XVI exprime ici exactement la différence de niveaux que les enseignements préconciliaires n’avaient pas eu la capacité de relever en raison
de précises conditions théologiques et historiques. Ainsi, Grégoire XVI et Pie IX, pour ne mentionner que ces deux papes, avaient identifié le droit fondamental du citoyen moderne à la liberté de
religion, de conscience et de culte à une négation de la vraie religion. Et cela car ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’une vérité religieuse et une vraie Eglise puissent exister sans que cette
dernière ne soit également soutenue par l’Etat et la politique, et respectée par le droit civil. De fait, un grand nombre de leurs adversaires libéraux plaidèrent pour la liberté de religion en
présentant l’argument exactement contraire : une telle liberté est nécessaire car il n’y a pas de vérité religieuse.
L’Eglise du XIXee siècle considérait comme un désaveu de la religion chrétienne, seule vraie et unique, et comme de
l’"indifférentisme" et de l’"agnosticisme", la vision "libérale" selon laquelle l’Etat n’aurait ni la compétence ni le devoir, d’une part, de se porter garant de la valeur sociale de la vraie
religion et de renoncer à reconnaître à d’autres religions le droit d’existence, et, d’autre part, de limiter par la censure publique la liberté d’expression et de presse en vue de protéger la
vraie religion.
Dans le magistère préconciliaire, l’enseignement de l’unique vérité de la religion chrétienne allait de pair avec
l’enseignement de la fonction et du devoir de l’Etat, qui se devait de faire appliquer la vraie religion et de protéger la société de la diffusion de l’erreur religieuse. Cela impliquait l’idéal
d’un "Etat catholique" dans lequel, au meilleur des cas, la religion catholique est l’unique religion d’Etat dont l’ordre juridique est toujours au service de la protection de la vraie
religion.
C’est précisément par rapport à cet enseignement des Papes du XIXee siècle que se trouve le point de discontinuité, bien
qu’il se manifeste en même temps une continuité plus profonde et essentielle. Comme l’explique Benoît XVI dans son discours : "Le Concile Vatican II, reconnaissant et faisant sien à travers
le Décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de l’Etat moderne, a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Eglise." Ce principe essentiel de l’Etat moderne et en même temps
la redécouverte de cet héritage profond de l’Eglise constituent, selon Benoît XVI, le clair rejet d’une religion d’Etat. "Les martyrs de l’Eglise primitive sont morts pour leur foi dans le Dieu
qui s’était révélé en Jésus-Christ, et précisément ainsi, sont morts également pour la liberté de conscience et pour la liberté de professer leur foi."
La "liberté de conscience" a toujours été comprise par le monde moderne comme la liberté de culte, c’est-à-dire comme le
droit de l’individu et des diverses communautés religieuses à exprimer librement leur foi, de manière publique et communautaire, dans le cadre de l’ordre et de la morale publiques, sans que
l’Etat ait le droit d’intervenir pour l’empêcher. Or cela correspond exactement aux revendications des premiers chrétiens à l’époque des persécutions. Ils ne revendiquaient pas la promotion par
l’Etat de la vérité religieuse mais plutôt la liberté de pouvoir confesser leur foi sans être brimés par l’Etat. Il revient au Concile Vatican II d’avoir enseigné ce droit fondamental de la
personne humaine à confesser sa foi sans préjudice.
C’est bien à cela qu’a dû céder le pas l’ancienne revendication de la protection politico-juridique des soi-disant
"droits à la vérité" et de la répression par l’Etat de l’erreur religieuse. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que c’est précisément cette doctrine de Vatican II qui a été condamnée par Pie IX
dans l’Encyclique "Quanta cura".
Benoît XVI conclut son exemplification de l’"herméneutique de la réforme" par la doctrine sur la liberté religieuse avec
cette constatation frappante : "Le Concile Vatican II, avec la nouvelle définition de la relation entre la foi de l’Eglise et certains éléments essentiels de la pensée moderne, a revisité ou
également corrigé certaines décisions historiques…". Ces corrections ne signifient pas une discontinuité au niveau de la doctrine de la foi catholique et de la doctrine morale, qui est objet du
magistère authentique, lequel en ce cas – même en tant qu'enseignement ordinaire – revendique l'infaillibilité. En ce sens, Benoît XVI parle d’une simple "discontinuité apparente", car tout en se
débarrassant de l’ancien fardeau d’une doctrine d’Etat dépassée, l’Eglise "a maintenu et approfondi sa nature intime et sa véritable identité. L’Eglise est, aussi bien avant qu’après le Concile,
la même Eglise une, sainte, catholique et apostolique, en chemin à travers les temps…"
Bref, la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse n’implique aucune réorientation dogmatique, mais plutôt une
réorientation de la doctrine sociale de l’Eglise et, plus précisément, une correction de son enseignement sur la fonction et les devoirs de l’Etat. Les mêmes principes immuables sont repris donc
de manière nouvelle dans le nouveau contexte historique. Il n’y a aucune doctrine de foi catholique et dogmatique sur l’Etat et il ne peut pas y en avoir, exception faite des éléments déjà
présents dans la Tradition apostolique et dans l’Ecriture Sainte. Or, de ces écrits est totalement absente l’idée d’un "Etat catholique" qui serait le bras séculier de l’Eglise. Ils témoignent
plutôt d’une séparation entre la sphère religieuse et celle politico-étatique.
La levée partielle du vrai dualisme chrétien entre pouvoir temporel et spirituel ainsi que leur amalgame apparurent plus
tard, comme conséquence de situations historiques contingentes, dont, en premier lieu, l’imposition du christianisme comme religion d’Etat dans l’Empire romain et la lutte contre l’arianisme (qui
plaidait à nouveau pour une déification de l’Etat) ; en deuxième lieu, l’intégration, au cours du bas moyen âge, de l’Eglise dans les structures du gouvernement impérial et, en troisième
lieu, en réaction à cette dernière, la doctrine politico-canonique du haut moyen âge de la "plenitudo potestatis" du pape, une doctrine de laquelle on a tiré l’idée moderne d’un Etat princier
confessionnel catholique, auquel Pie IX était encore très attaché et auquel on a bien évidemment opposé son pendant protestant.
La doctrine de Vatican II représente ici un clair point tournant par rapport au passé. Une fois définitivement libérée du
fardeau historique, la doctrine du Concile sur la liberté religieuse demeure essentiellement une doctrine sur les devoirs et les limites de l’Etat ainsi que sur le droit civil fondamental – un
droit de la personne et non de la vérité – par lequel sont restreintes la souveraineté et les compétences de l’Etat en matière de religion. Elle est, ensuite, une doctrine sur la liberté de
l’Eglise à exercer librement – à l’instar de toute autre religion – sa mission de salut aussi dans l’Etat séculier, une doctrine établie sur la base des droits corporatifs fondamentaux à la
liberté religieuse. Enfin, la doctrine conciliaire affirme le devoir qu’a l’Etat de garantir, de manière neutre et impartiale et toujours dans le respect de l’ordre et de la morale, les
conditions nécessaires pour que chaque citoyen puisse pratiquer sa propre religion.
Tentatives de réconciliation : un échec ?
C’est justement cette nouvelle doctrine politico-juridique soutenant que l’Etat n’est plus le bras séculier de l’Eglise
gardienne de la vérité religieuse, que réfutent aujourd’hui les traditionalistes. [...]
En fait, bien que l’Eglise ait de tout temps refusé l’idée de la conversion forcée, elle n’a généralement pas repoussé
l’idée de la contrainte en matière religieuse. Au contraire, l’Encyclique "Quanta Cura" (1864) de Pie IX ne visait pas les athées libéraux, mais le groupe influent des catholiques libéraux réunis
autour du politicien français Charles de Montalembert. Il s’agissait notamment des catholiques orthodoxes qui ont même défendu l’existence des Etats Pontificaux (Montalembert est à l’origine du
principe "Eglise libre dans un Etat libre", qui plus tard sera repris, bien que de manière différente, par Cavour) et qui, au Congrès de Malines d’août 1863, ont revendiqué la reconnaissance de
la part de l’Eglise de la liberté d’association, de presse et de culte.
Mais ces revendications entrent en collision avec la position "traditionnelle" de l’Eglise, reçue en héritage du haut
moyen âge, selon laquelle l’Eglise possède le droit d’user de la contrainte – à l’aide de mesures juridiques pénales – pour préserver les chrétiens de l’apostasie. "Embrasser la foi, c’est
affaire de liberté", écrit Thomas d’Aquin, "mais la garder quand on l’a embrassée est une nécessité" (Summa theologiae II-II, 10, 8, ad 3). Les théologiens qui ont étudié le "Quanta Cura" se
réclament de ce principe. On l’a compris de telle manière qu’on a considéré du devoir de l’Etat, conçu comme bras séculier de l’Eglise, de préserver les fidèles, par le biais de la censure et du
droit pénal, des influences dangereuses pour la foi et de l’apostasie.
C’est pour cette raison que Pie VI avait condamné la "Déclaration des droits de l’homme et du citoyen" de la Révolution
française, dans son Bref Quod aliquantum de 1791. Elle représente l’apostasie publique de toute une nation. Pour les catholiques, revendiquer la liberté religieuse c’est l’affaire d’un Etat
d’infidèles ou de juifs. Mais puisque la France est une nation chrétienne et les citoyens français sont des chrétiens baptisés, il ne peut pas y avoir de liberté civile générale de confesser une
religion autre que la vraie religion catholique. Pie VI le précise : les non-baptisés "ne peuvent pas être contraints à obéir à la foi catholique ; les autres par contre doivent l’être
('sunt cogendi')".
Dans son discours de 2005, Benoît XVI prend la défense de la première phase, celle "libérale", de la Révolution française
– qu’il distingue ainsi de la seconde, la phase jacobine, plébiscitaire et radical-démocratique, qui amena la Terreur de la guillotine. Ce faisant, il réhabilite également la "Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen" de 1789, issue de l’esprit du parlementarisme représentatif et de la pensée constitutionnelle américaine.
La perspective du Concile
Vatican II a eu le mérite de surmonter l’assimilation typique effectuée par la doctrine préconciliaire de la liberté
religieuse à l’"indifférentisme" et à l’"agnosticisme". Il s’agit, pour ce qui concerne le magistère de l’Eglise, d’une étape historique qui ne peut être comprise qu’à la lumière de
l’"herméneutique de la réforme" préconisée par Benoît XVI.
Il vaut la peine de se pencher sur cette exigence et ne pas la délayer dans de faux efforts de continuité, ce qui
reviendrait à altérer la véritable continuité et par là l’essence même de l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique.
Et qu’en est-il de la "doctrine catholique sur le devoir moral de l’homme et de la société vis-à-vis de la vraie religion
et de l’unique Eglise du Christ" qui, d’après les déclarations du Concile sur la liberté religieuse, devrait être "intangible" ? Effectivement, cette affirmation est souvent citée pour
suggérer la "continuité sans rupture" dans la tradition de l’Eglise concernant, entre autres, la liberté religieuse. Sur ce point le Concile semble en effet être resté ambivalent.
Mais cette affirmation n’est pas aussi ambivalente qu’elle paraît, car ces devoirs moraux – comme le dit le texte
susmentionné – ont pour condition "l’immunité de toute contrainte dans la société civile". L’ancienne doctrine sur les devoirs de l’Etat comme bras séculier de l’Eglise semble ne plus tenir face
au discours sur les devoirs des "hommes et des sociétés vis-à-vis de la vraie religion et de l’unique Eglise du Christ".
Quels sont ces devoirs, c’est entre-temps une autre interprétation également correcte de cette phrase contestée à le
suggérer. Il s’agit du Catéchisme de l’Eglise catholique (n. 2105) – un document du magistère de l’Eglise – qui affirme, en citant le passage susmentionné, que c’est le devoir tant de l’individu
que de la société "de rendre à Dieu un culte authentique". Ce que l’Eglise réalise "en évangélisant sans cesse les hommes", afin qu’ils puissent pénétrer d’esprit chrétien "les mentalités et les
mœurs, les lois et les structures de la communauté où ils vivent". En revanche, on demande à chaque chrétien de faire connaître "l’unique vraie religion qui subsiste dans l’Eglise catholique et
apostolique".
Telle est la manière – conclut l’article du Catéchisme de l’Eglise catholique – par laquelle l’Eglise manifeste "la
Royauté du Christ sur toute la Création et en particulier sur les sociétés humaines". La perspective de Vatican II est donc l’annonce de l’Evangile par l’Eglise et par l’apostolat des fidèles
visant à pénétrer d’esprit chrétien les structures de la société. Pas un mot, par contre, sur l’Etat qui en tant que bras séculier de l’Eglise serait censé protéger le "droit à la vérité" même
avec la force et par là établir la royauté du Christ sur la communauté des hommes. La discontinuité est évidente. Et plus évidente encore est la continuité là où elle est vraiment essentielle et
donc nécessaire.
***
ANNEXE. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ: QU'EN EST-IL DE L'INFAILLIBILITÉ DU MAGISTÈRE?
Les réactions de quelques théologiens au sujet des réflexions ici exposées, ont relevé que mon interprétation mettrait en doute l’infaillibilité du magistère de
l’Eglise, et donc qu’elle n’est pas acceptable car mes observations suggéreraient une réelle rupture dans la continuité du magistère ordinaire universel. [...]
Afin de montrer pourquoi je considère la critique exposée plus haut comme erronée et ses craintes respectives comme infondées, je vais [...] procéder en cinq
étapes.
1. La question de l’infaillibilité
L’infaillibilité du magistère – affirme le Compendium du Catéchisme de l’Eglise catholique – "s’exerce quand le Souverain Pontife, en vertu de son autorité de
suprême Pasteur de l’Eglise, ou le Collège des Evêques en communion avec le Pape, surtout lorsqu’ils sont rassemblés en Concile œcuménique, déclarent par un acte définitif une doctrine relative à
la foi ou à la morale". De même, l’infaillibilité du magistère universel du Collège des Evêques s’exerce "quand le Pape et les Evêques, dans leur magistère ordinaire, sont unanimes à déclarer une
doctrine comme définitive" (n. 185). Cette infaillibilité ne concerne pas seulement le dogme au sens strict, mais la totalité de la doctrine de la foi et de la morale, y compris l’interprétation
de la loi morale naturelle et toute autre déclaration ayant un rapport historique ou logique intrinsèque avec la foi, sans laquelle le dogme ne pourrait être correctement compris ou
conservé.
Le premier cas – définition "ex cathedra" ou Concile œcuménique – n’est manifestement pas concerné par la question de la liberté de religion. En effet, le premier
et jusqu’à ce jour le seul concile à s’être exprimé sur ce sujet a été le Concile Vatican II. Il revient justement à ce concile d’avoir reconnu la liberté de religion. De même, le magistère
ordinaire universel non plus ne semble être ici concerné, car jamais auparavant le pape et les évêques n’avaient condamné la liberté religieuse et déclaré cette condamnation comme une doctrine
définitive de l’Eglise. Cela a été plutôt le cas de quelques papes isolés, compris dans un laps de temps d’une centaine d’années, et jamais d’une revendication explicite de vouloir présenter une
doctrine définitive en matière de foi ou de mœurs (même si c’est ainsi que cela a été implicitement compris par les papes du XIXe siècle).
De prime abord, il semble donc pour le moins très improbable que la discontinuité relevée plus haut dans la doctrine de l’Eglise sur la liberté de religion puisse
mettre de quelque manière en question l’infaillibilité du magistère y compris le magistère ordinaire universel. Ce premier constat devrait être confirmé par ce qui suit.
2. La substance doctrinale de la condamnation de la liberté religieuse par Pie IX
Si on la considère sous le rapport de sa condamnation à la fois de l’indifférentisme ou du relativisme religieux, de l’opinion selon laquelle il n’y a pas de vérité
religieuse exclusive ainsi que de l’opinion que toutes les religions sont en principe égales et que l’Eglise du Christ n’est pas l’unique voie de salut, il est indéniable que la condamnation de
la liberté religieuse émise par Pie IX touchait effectivement à un aspect central du dogme catholique. Tel a paru en tout cas l’enjeu véritable à cette époque. Si je dis "tel a paru" c’est parce
que – comme Vatican II l’a montré – la doctrine de la vérité exclusive de la religion chrétienne et de l’unicité de l’Eglise de Jésus-Christ comme voie de salut éternel n’est en réalité nullement
affectée par l’acceptation de la liberté de religion et de culte.
Comme l’enseigne Vatican II, le droit à la liberté de religion et de culte n’implique nullement que toutes les religions s’équivalent. Ce droit est en effet un
droit des personnes et ne concerne pas la question de savoir en quelle mesure ce que les personnes croient contredit à la vérité. En d’autres termes, reconnaître que les fidèles de toutes les
religions jouissent du même droit civil à la liberté de culte ne signifie pas que, puisque c’est le droit de tout le monde, alors toutes les religions doivent être "également vraies".
Que cela était ce que signifiait la liberté de religion ou la liberté de culte, telle était justement, comme on l’a montré plus haut, la conviction des papes du
XIXe siècle et de la théologie dominante de l’époque. Pour ces derniers cela voulait également dire qu’abandonner le principe selon lequel l’Etat d’un pays catholique a pour tâche et devoir de
protéger et de favoriser la vérité catholique, de nier le droit d’exister à toute confession religieuse déviante ou, tout au plus, de la tolérer dans certaines limites et dans la mesure du
raisonnable, revenait à admettre "ipso facto" qu’il n’y a pas une seule vraie religion et Eglise, mais que toutes les religions s’équivalent. Or, il va de soi qu’à l’époque l’Eglise ne pouvait
pas accepter une telle vision des choses, et ne le peut d’ailleurs pas non plus aujourd’hui. Toutefois, aujourd’hui l’Eglise a modifié sa conception de la fonction de l’Etat et de ses devoirs
vis-à-vis de la vraie religion, une conception qui en réalité n’est pas du tout de nature purement théologique ni a affaire avec la nature de l’Eglise et sa foi, mais concerne la nature de l’Etat
et sa relation avec l’Eglise. Il s’agit donc tout au plus d’une question concernant un aspect de la doctrine sociale de l’Eglise.
Ainsi, lorsque Benoît XVI affirme que le Concile Vatican II "par le Décret sur la liberté religieuse a reconnu et accepté un important principe de l’Etat moderne",
cela manifeste clairement une conception de la nature et des devoirs de l’Etat bien différente et opposée à la conception de l’Etat de Pie IX ainsi qu’à la vision traditionnelle de la soumission
du pouvoir temporel au pouvoir spirituel. Une telle discontinuité ne signifie pas de rupture avec la Tradition doctrinale dogmatique de l’Eglise, ni un détournement du "depositum fidei" et des
"quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est" ("ce qui a été cru partout, toujours et par tous", selon le canon de Vincent de Lérins). Par conséquent, il ne peut y avoir ici de
contradiction non plus avec l’infaillibilité du magistère ordinaire universel de l’Eglise, car une telle contradiction n’est de soi pas possible.
Il est vrai que la doctrine sur le pouvoir temporel élaborée à partir de la Tradition apostolique, tout spécialement de l’Ecriture Sainte – dont les Epîtres de
saint Paul – contient des éléments essentiellement de droit naturel qui pour cela font aussi l’objet du magistère infaillible de l’Eglise. Il s’agit notamment de la doctrine enseignant que tout
pouvoir vient de Dieu, que les gouvernants et les autorités civiles font partie de l’ordre de la création, et qu’en conscience, et donc pour des raisons morales, chacun doit obéissance à
l’autorité civile et doit lui reconnaître également le droit à prendre des mesures pénales. Il serait cependant prétentieux d’affirmer que ces principes contenaient également des indications sur
la relation entre l’Eglise et l’Etat, sur les devoirs de l’Etat envers la vraie religion ou le droit de l’Eglise à faire valoir ses prétentions sur le bras séculier de l’Etat, aussi au moyen de
condamnations ponctuelles et de leurs conséquences civiles. Ce n’est qu’au cours du temps et sous l’influence de diverses conjonctures et besoins historiques, que de telles positions ou
enseignements se sont constitués, principalement aussi en relation au combat de l’Eglise pour la "libertas ecclesiae", la liberté de l’Eglise face au contrôle et à la tutelle civile et politique.
Cela a été un processus extrêmement complexe, dont j’ai traité des différentes étapes dans d’autres publications.
A ce propos il faut également souligner que la discontinuité relevée par Benoît XVI au niveau de l’application des principes n’implique aucune rupture dans la
continuité de l’intelligence du mystère de l’Eglise. Au contraire, Benoît XVI constate que : "…l’Eglise est, aussi bien avant qu’après le Concile, la même Eglise une, sainte, catholique et
apostolique, en chemin à travers les temps…". On touche là, il me semble, à la véritable préoccupation de Benoît XVI face à une "herméneutique de la discontinuité et de la rupture" qui voit dans
l’Eglise de Vatican II une autre Eglise, une nouvelle Eglise. D’après le Pape, les partisans d’une "herméneutique de la discontinuité et de la rupture" auraient considéré le Concile "… comme une
sorte de Constituante qui élimine une vieille constitution et en crée une nouvelle… ". En réalité, explique Benoît XVI, les Pères du Concile n’avaient pas reçu de tel mandat. En parlant de
continuité et de discontinuité à différents niveaux – d’une part, celui du dogme, de l’intelligence du mystère de l’Eglise, de la compréhension de plus en plus vraie et profonde du "depositum
fidei" de la part de l’Eglise et, d’autre part, le niveau des modes toujours concrets et contingents de son application – "l’herméneutique de la réforme" défendue par Benoît XVI ne constate
aucune rupture dans la compréhension de l’Eglise. L’Eglise y est comprise plutôt comme "… un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique
sujet du Peuple de Dieu en marche".
3. Droit naturel ou droit civil ? Le cœur de la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse
Comme l’argumente une autre objection [...], Vatican II proclame dans sa déclaration conciliaire "Dignitatis humanae" (n. 2) que "… le droit à la liberté religieuse
a son fondement réel dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et la raison elle-même". Or, cela signifie pour le Concile Vatican II aussi que
la liberté religieuse est un droit naturel. Ce faisant, le magistère infaillible de l’Eglise s’étend jusqu’à l’interprétation de la loi morale naturelle et du droit naturel. Par conséquent,
conclut l’objection, il ne peut y avoir ici ni de discontinuité ni de contradiction, et il serait donc faux d’affirmer que Vatican II a explicitement enseigné ce que Pie IX a condamné, soit le
droit à la liberté de religion et de culte.
En effet, le Catéchisme de l’Eglise catholique (n. 2106) l’exprime clairement : "Ce droit [à la liberté de religion] est fondé sur la nature même de la
personne humaine… ". Il est donc certainement juste de dire que le Concile Vatican II considère la liberté religieuse comme faisant partie du droit naturel. Mais il est également vrai de dire que
"Dignitatis humanae" (n. 2) revendique que "ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse doit être reconnu dans l’ordre juridique de la société de telle manière qu’il puisse devenir un
droit civil". La perspective de Vatican II n’est donc pas simplement et uniquement celle du droit naturel, mais toujours aussi celle de la liberté religieuse "comme droit civil" (c’est-à-dire, en
fin de compte, comme droit à la liberté de culte). De fait, telle était aussi la perspective de Pie IX, puisque la liberté de religion qu’il condamnait n’était autre que le droit civil à la
liberté de culte revendiqué, entre autres, par l’aile catholique-libérale. Il est donc correct de dire que la revendication de la part de Vatican II de la liberté religieuse comme exigence propre
du droit naturel, c’est-à-dire le droit civil à la liberté de culte, n’est autre chose que ce qui avait été condamné dans l’Encyclique Quanta cura de Pie IX et dans son annexe, le "Syllabus
errorum".
Le droit naturel en tant que tel n’est donc pas touché du tout par la discontinuité dont il est ici question. La contradiction ne joue qu’au niveau de la
revendication du droit civil et n’est ainsi que d’ordre politique. La doctrine de Vatican II et le "Quanta cura" avec son "Syllabus errorum" ne se contredisent donc pas au niveau du droit
naturel, mais au niveau de son application juridico-politique dans des situations et face à des problèmes concrets. Par ailleurs, la nouveauté introduite par Vatican II ne porte pas seulement sur
son enseignement de la liberté religieuse comme droit naturel, mais également sur la nécessité qu’elle soit reconnue comme un droit civil (la liberté de culte). En d’autres termes, de la
conception bien attestée de la liberté religieuse comme droit naturel, Vatican II a su tirer une nouvelle conséquence concernant l’ordre juridique positif de l’Etat. Or, Pie IX n’avait pas tiré
cette même conséquence, qu’il considérait au contraire comme nocive et fausse car – à son avis – elle impliquait nécessairement l’indifférentisme religieux et le relativisme, tant du point de vue
doctrinal que dans ses conséquences pratiques. En revanche, si le Concile Vatican II a pu le faire, c’est qu’il partait d’une conception différente de l’Etat et de sa relation avec l’Eglise, ce
qui lui permettait de déplacer l’accent du "droit à la vérité" au droit de la personne, du citoyen considéré en tant qu’individu et de sa conscience religieuse.
Ainsi, encore une fois, ce n’est pas l’infaillibilité du magistère ordinaire dans son interprétation du droit naturel qui est en jeu ici, car dire "application"
n’est pas égal à dire "interprétation". En effet, cette dernière porte essentiellement sur ce qui concerne la loi morale naturelle et la norme morale correspondante, mais elle ne se prononce pas
sur la manière dont la loi naturelle ou le droit naturel doivent être appliqués ni se préoccupe des conséquences qu’il faut en tirer à partir d’une situation historique donnée. Que le magistère
s’exprime parfois sur une telle application est inévitable et peut être aussi utile. Cela dit, on ne peut toutefois affirmer qu’il s’agirait dans ce cas d’interprétations magistérielles du droit
naturel ou de la loi morale naturelle susceptibles de faire l’objet de l’infaillibilité. Il s’agit là de réalisations et d’applications concrètes qui, à l’époque où elles sont entreprises,
peuvent être contraignantes pour les fidèles catholiques, et exiger leur obéissance. Mais en aucun cas il ne s’agit d’enseignements qui ne pourraient être récusés par des décisions magistérielles
postérieures.
4. Discontinuité dans la doctrine ou uniquement par rapport à l’orientation pratico-politique (disciplinaire)?
Pour échapper au danger supposé d’une contradiction doctrinale, on pourrait cependant se réfugier derrière l’argument que les condamnations de Pie IX n’ont pas été
des condamnations doctrinales, mais uniquement disciplinaires. En ce cas donc il n’y aurait pas de discontinuité doctrinale.
Or, premièrement, dans le discours du Pape de 2005 il n’est pas question d’une opposition entre, d’une part, des affirmations doctrinales et, d’autre part, des
décisions de caractère pratique et disciplinaire. En fait, Benoît XVI distingue bien davantage entre "principes" et "la manière de les mettre en pratique". Deuxièmement, je considère cette
objection comme erronée aussi d’un point de vue historique, car au XIXe siècle cette question était clairement de nature doctrinale. En effet, Pie IX comprenait sa condamnation de la liberté
religieuse comme une nécessité d’ordre dogmatique et non seulement comme une mesure disciplinaire (comme ce sera le cas plus tard du "Non expedit", un document par lequel le Pape interdisait aux
catholiques italiens de s’engager politiquement dans l’Italie laïque). Comme nous l’avons déjà dit, la revendication de la liberté religieuse ou l’affirmation que l’Eglise n’a pas le droit
d’imposer aux fidèles, avec l’aide du "bras séculier", des peines ou des mesures coercitives temporelles était ressentie à l’époque comme une hérésie, ou du moins comme une manière d’y parvenir.
Il me semble donc tant historiquement qu’objectivement erroné d’interpréter la condamnation de la liberté religieuse de la part des acteurs de l’époque comme une simple mesure d’ordre
pratico-disciplinaire.
En effet, pour Pie IX il en allait de la sauvegarde même de l’essence de l’Eglise, de sa revendication à être l’unique vérité et cause de salut. Ainsi, reconnaître
la liberté de religion signifiait pour lui nier ces vérités ; cela signifiait également indifférentisme et relativisme religieux. C’est bien en cela que réside également la grandeur de ce
pape qui, à partir des positions théologiques de son temps – dont toutefois il n’a pas su discerner le caractère historique – a agi certainement dans un esprit de fidélité héroïque à la foi et
résisté tel un rocher dans la tourmente d’un relativisme déchaîné. Les temps n’étaient manifestement pas encore mûrs pour que l’Eglise se positionne dans ce combat défensif de manière nouvelle et
différenciée.
C’est dans le rejet de l’indifférentisme et du relativisme religieux que se trouve le cœur toujours encore valable de cette condamnation du XIXe siècle. Cependant,
que ce combat contre l’indifférentisme et le relativisme religieux soit devenu un combat contre le droit civil à la liberté de religion et de culte, cela était dû à la conception selon laquelle
l’Etat est le garant de la vérité religieuse et l’Eglise possède le droit à se servir de l’Etat comme de son bras séculier pour assurer ses responsabilités pastorales. Or, une telle conception de
l’Etat ne reposait nullement sur les principes de la doctrine de la foi et de la morale catholiques mais bien plutôt sur les traditions et les pratiques de droit ecclésiastique d’origine
médiévale ainsi que sur leurs justifications théologiques.
A cela il faut ajouter que la discontinuité magistérielle en tant que telle n’est pas ici en question. Pour Benoît XVI il ne s’agit pas en premier lieu de la
continuité du magistère mais bien de celle de l’Eglise et de la compréhension de l’Eglise. Il s’oppose à l’idée d’une rupture entre l’Eglise "préconciliaire" et "postconciliaire", telle qu’elle
est représentée par les partisans d’une "herméneutique de la discontinuité et de la rupture". Dans les déclarations magistérielles – en particulier dans celles portant sur des questions
politiques, économiques et sociales – on trouve beaucoup d’éléments dépendant des conjonctures historiques. Le magistère de l’Eglise dans le domaine de l’enseignement social contient aussi, à
côté de principes immuables et fondés sur la doctrine de la foi, une foule de concrétisations qui sont souvent, rétrospectivement, plutôt douteuses. Il ne s’agit pas ici d’un type
d’"enseignement" semblable à l’enseignement catholique en matière de foi et de mœurs, où l’Eglise interprète la loi naturelle aussi de manière contraignante, comme dans le cas des questions
concernant la contraception, l’avortement, l’euthanasie et d’autres normes morales dans le domaine bioéthique. Dans ces derniers cas, il ne s’agit pas de simples applications de la loi naturelle
à des situations concrètes, mais de la détermination de ce qui appartient au juste à la loi naturelle et de la norme morale correspondante. Dans ce domaine, le magistère ordinaire universel aussi
est infaillible.
Les conceptions dominantes au XIXe siècle concernant le rôle et les devoirs du pouvoir temporel vis-à-vis de la vraie religion – des conceptions fondées sur des
modèles médiévaux et de l’Antiquité chrétienne tardive mais qui ont acquis leur forme définitive seulement au sein de l’Etat confessionnel moderne – ne peuvent que très difficilement revendiquer
pour elles-mêmes le privilège de reposer sur la Tradition apostolique ou d’être un élément constitutif du "depositum fidei".
De même, ces conceptions n’appartiennent guère aux vérités qui possèdent une relation historique ou logique nécessaire avec les vérités de la foi ou le dogme,
vérités qu’il serait en l’occurrence nécessaire de maintenir afin de conserver et d’interpréter correctement le "depositum fidei".
En revanche, il paraît qu’à l’origine le christianisme ait même adopté une position plutôt opposée. Il est né et s’est développé dans un milieu païen, il s’est
conçu, à partir de l’Evangile et de l’exemple de Jésus-Christ, comme fondé essentiellement sur la séparation entre religion et politique, et il n’a requis de l’Empire romain que la liberté de
pouvoir se développer sans entraves. En reconnaissant et faisant sien à travers son Décret sur la liberté religieuse un "principe essentiel de l’Etat moderne", affirme Benoît XVI dans son
discours, le Concile Vatican II "a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Eglise. Celle-ci peut être consciente de se trouver ainsi en pleine syntonie avec l’enseignement de Jésus
lui-même (cf. Mt 22, 21), comme également avec l’Eglise des martyrs, avec les martyrs de tous les temps".
Cependant, le recours à l’Evangile et aux premiers chrétiens est un thème qui n’a pas été mentionné uniquement par Benoît XVI. Il constitue davantage le cœur de
l’argumentation de "Dignitatis humanae", qui consacre deux paragraphes à une telle réflexion sur les origines (n. 11 et 12). Le Concile explique laconiquement : "L’Eglise, donc, fidèle à la
vérité de l’Evangile, suit la voie qu’ont suivie le Christ et les Apôtres, lorsqu’elle reconnaît le principe de la liberté religieuse comme conforme à la dignité de l’homme et à la Révélation
divine" (n. 12). C’est bien le recours à l’Evangile, à la Tradition apostolique et au témoignage des premiers chrétiens qui, comme le souligne Benoît XVI, ont "rejeté clairement la religion
d’Etat", qui caractérise vraiment la doctrine sur la liberté religieuse de Vatican II. Ainsi, la conception des tâches et des devoirs de l’Etat envers la vraie religion, qui faisait autorité pour
Pie IX, a été tacitement classée par l’acte du Magistère solennel d’un concile œcuménique.
5. Fidélité à la foi, Tradition et Modernité politique
Le Concile Vatican II a libéré l’Eglise d’un lest historique séculaire, dont les origines ne remontent pas à la tradition apostolique et au "depositum fidei", mais
plutôt à des décisions concrètes de l’époque post-constantinienne du christianisme. Ces décisions se sont finalement cristallisées en des traditions canoniques et en leurs interprétations
théologiques correspondantes, grâce auxquelles l’Eglise a essayé de défendre sa liberté, la libertas ecclesiae, des attaques incessantes des puissances temporelles (on pense notamment à la
doctrine médiévale des deux glaives qui, à l’époque, cherchait à justifier théologiquement et bibliquement la compréhension de la "plenitudo potestatis" du pape). Cependant, au cours des siècles,
ces traditions canoniques et leurs formulations théologiques ont changé de fonction et de teneur. Par la suite et dans la tradition des Etats souverains confessionnels modernes, elles sont
devenues une justification de l’Etat catholique idéal, dans lequel "le trône et l’autel" existaient en étroite symbiose et l’homme d’Etat catholique plaidait avec zèle pour les "droits de
l’Eglise" et non pour le droit civil à la liberté religieuse. Cette symbiose et cette vision unilatérale menant au cléricalisme et à une société cléricale n’ont pas manqué d’assombrir le visage
propre de l’Eglise.
Le Concile Vatican II a osé là un pas faisant époque. Cependant, cela n’a pas changé la compréhension que l’Eglise a d’elle-même ni la doctrine de la foi et de la
morale catholique. Seule a été redéfinie la manière dont l’Eglise conçoit sa relation au monde et notamment au pouvoir temporel de l’Etat, une redéfinition qui en réalité se réclame des origines,
pour ainsi dire du charisme chrétien fondateur, et notamment des mots mêmes de Jésus invitant à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ni l’infaillibilité du pape ni celle
du magistère ordinaire universel du collège épiscopal ne sont affectées ou amoindries par une telle démarche. Au contraire, par la doctrine de Vatican II sur la liberté de religion se manifeste
encore plus clairement l’identité de l’Eglise de Jésus-Christ et combien le magistère de l’Eglise en matière de foi et de morale possède une continuité, malgré toutes les discontinuités
historiques, ce qui constitue par ailleurs le fondement et l’argument le plus convaincant de la possibilité de son infaillibilité. C’est pourquoi il me semble que toute interprétation qui cherche
à retoucher, au moyen d’escamotages argumentatifs compliqués, une quelconque discontinuité à ce cadre d’ensemble, n’est d’aucun soutien pour la défense de l’infaillibilité du magistère de
l’Eglise. Tout étant motivée par des raisons pastorales en soi compréhensibles et valides, mais de fait de manière pratiquement erronée, une telle interprétation complique inutilement les choses.
Par l’évidence de ses intentions concrètes visant la politique ecclésiastique, elle peut même avoir un effet contre-productif en portant atteinte ainsi à la crédibilité du magistère.
Par contre, à ceux qui, comme les traditionalistes réunis autour de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X de l’archevêque Lefebvre, ne savent plus apercevoir dans
l’Eglise de Vatican II "l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique" de la Tradition et parlent d’une rupture désastreuse avec le passé, on peut rétorquer qu’effectivement il y a ici un
différend insurmontable dans la conception de l’Eglise, tout comme de l’Etat et de ses devoirs. C’est pourquoi ces traditionalistes, pour qui manifestement "la tradition en tant que telle" et
"les traditions ecclésiales" sont plus importantes que la Tradition apostolique, la seule qui soit au fond normative, n’accepteront guère les tentatives de médiation susmentionnées, car elles
passent à côté du cœur du problème, qui n’est autre que la discontinuité réellement existante. [...]
Le Concile Vatican II nous place effectivement devant un choix : le choix entre, d’une part, une Eglise qui essaye d’affirmer et d’imposer sa vérité et ses
devoirs pastoraux au moyen du pouvoir civil et, d’autre part, une Eglise qui reconnaît – ce pour quoi plaide "Dignitatis humanae" – que "la vérité ne s’impose que par la force de la vérité
elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance" (n. 1). Il ne s’agit pas ici de deux Eglises distinctes au sens dogmatique ou constitutionnel, mais bien de deux Eglises
qui comprennent de manière différente leurs relations au monde et à l’ordre temporel. Vatican II ne plaide ni pour un Etat strictement laïc – au sens de la laïcité française traditionnelle –
ni pour le bannissement de la religion dans la sphère privée, mais pour une Eglise qui ne prétend plus vouloir imposer la royauté du Christ au moyen du pouvoir temporel et qui par ce fait même
reconnaît à l’Etat moderne séculier – non militant – sa laïcité politique.
Telle est justement la perspective de Vatican II. Elle a été confirmée par la Note doctrinale à propos de certaines questions sur l’engagement et le comportement
des catholiques dans la vie politique de la Congrégation pour la doctrine de la foi du 21 novembre 2002. [...] La mission de la prédication de l’Evangile par l’Eglise et par les apostolats des
fidèles laïques qui s’y fondent consiste à pénétrer de l’esprit du Christ les structures de la société et par là à favoriser la manifestation de la royauté du Christ. Le règne du Christ ne
commence pas par la confession publique de la vraie religion, mais par l’annonce de l’Eglise dans le cœur des hommes jusqu’à le faire pénétrer par l’action apostolique des fidèles ordinaires dans
toute la société humaine ainsi que dans toutes ses structures et réalités de vie.
(Traduction française de Marta Rossignotti Jaeggi et Christiane Gäumann-Gignoux).
Le texte intégral de l’article de Rhonheimer, avec l'annexe et les notes, en français, dans le numéro d’octobre-décembre
2010 de "Nova et Vetera" :
> L'"herméneutique de la réforme" et la liberté de religion
Le texte intégral de l’article en allemand :
> Die "Hermeneutik der Reform" und die Religionsfreiheit
Le discours prononcé par Benoît XVI le 22 décembre 2005 et relatif à l'herméneutique du concile :
> "Messieurs les
cardinaux..."
Et la déclaration du concile Vatican II sur la liberté religieuse :
> Dignitatis humanae
L'encyclique "Quanta cura" de Pie IX (1864), avec le "Syllabus" des erreurs qui y est associé :
> "Quanta cura..."