
Pourquoi sommes-nous ici ? Notre présence ici, que dit-elle au Seigneur ? Que sommes-nous en train de faire ? Remarquez que l'évangile dit :
C'est à ces "grandes foules" que la parole de Jésus s'adresse, et non pas à une certaine élite spirituelle ou mystique. Les exigences que Jésus exprime nous paraissent exorbitantes. Il serait trop facile de s'en débarrasser avec l'excuse qu'elles ne s'adressent pas à nous, mais aux moines, aux ermites seulement. Le Concile Vatican II nous le rappelle clairement : "Il est évident pour tous que l'appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s'adresse à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état ou leur rang." (LG 40)
Depuis des siècles les chrétiens dans leur grande majorité se sont habitués à une Église "à deux vitesses". Ca nous arrange finalement. On est baptisé. On est confirmé. On va à la messe (de temps en temps). Mais dans le même temps on s'accommode d'une médiocrité dont Dieu a horreur. On se montre intransigeant pour les prêtres et les religieux, on les veut exemplaires, on ne tolère aucune faiblesse de leur part. À la moindre de leurs fautes on crie au scandale. Mais on réclame d'eux la plus grande compréhension pour ses propres défaillances. En somme, ces chrétiens rêvent d'une perfection par procuration !
Le Concile Vatican II, dans le droit fil de l'Évangile, a jeté bas cet échafaudage illusoire : un seul baptême, un seul et même appel à la sainteté. Celui ou celle qui entre dans la vie religieuse n'est pas pour autant meilleur(e) que les autres. Il y entre parce que c'est sa vocation. Pour lui ou pour elle, c'est la meilleure manière d'être fidèle aux promesses de son baptême. Pour un(e) autre, le même désir et la même exigence de perfection sera de rester dans le monde pour être levain dans la pâte, témoin-lumière du Christ-Lumière.
Le Concile a voulu souligner la dignité de la vocation du laïc, parce que notre monde a particulièrement besoin de saints laïcs, de saints jeunes, de saints époux, pères et mères de famille, de saints boulangers et de saints gendarmes, de saints fonctionnaires et de saints agriculteurs. Il est devenu si difficile d'être chrétien dans le monde d'aujourd'hui. Cela demande souvent de l'héroïsme d'être mari et femme, enfant et jeune, travailleur et citoyen, en vivant comme Jésus le demande dans l'Évangile.
Alors la tentation est forte de dire que la morale chrétienne est trop élevée, et donc inaccessible, et que la hiérarchie de l'Église devrait davantage prendre en compte les temps dans lesquels nous vivons. Si les chrétiens ne vivent plus selon la morale enseignée par le Vatican, ne faut-il pas changer la loi pour l'adapter à notre époque ? Si les consignes et les normes édictées par le Magistère de l'Église, surtout dans le domaine de la morale familiale et sexuelle, sont si peu ou si mal respectées, dit-on (mais qu'en sait-"on", puisque les statistiques dans ce domaine, plus encore que dans d'autres, sont à prendre avec précaution ?), ne faut-il pas les réviser et les adapter à notre temps ? Et en faisant remarquer que la loi est pour l'homme et non l'homme pour la loi, on pense que l'affaire est réglée, que la discussion est close.
Par exemple, il est devenu presque banal de rappeler que la publication de l'encyclique Humanae Vitae en 1968, a provoqué une fracture à l'intérieur de l'opinion publique catholique.
En effet, une nouvelle situation est apparue dans la communauté chrétienne elle-même, qui a connu la diffusion de nombreux doutes et de nombreuses objections, d'ordre humain et psychologique, social et culturel, religieux et même proprement théologique, au sujet des enseignements moraux de l'Eglise. Il ne s'agit plus d'oppositions limitées et occasionnelles, mais d'une mise en discussion globale et systématique du patrimoine moral... (Veritatis Splendor, 4)
Il nous faut donc faire un gros effort pour nous débarrasser de tout ce qui vient parasiter notre écoute de ces paroles pourtant si claires de Jésus :
Si quelqu'un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut pas être mon disciple.... Celui d'entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple.
Mais attention ! Il ne s'agit pas de détester ses parents, ses enfants et de se détester soi-même ! Il s'agit, bien au contraire, de d'aimer les autres et soi-même en vérité, à la lumière de l'amour du Christ, "envoyé pour guérir et sauver tous les hommes", et non pas à la lueur de notre pauvre petite intelligence et de nos sentiments éphémères. Il faut absolument commencer par apprendre à s'aimer soi-même : c'est même le BABA de la vie spirituelle, à condition de ne pas confondre amour de soi avec amour-propre. Le véritable amour de soi prend sa source en l'amour de Dieu pour moi, amour qui me dépasse infiniment comme le ciel dépasse la terre (cf. 1° lect.). Le véritable amour de soi consiste à se dire que nous ne savons pas nous aimer et que Dieu seul le sait, et que quand il nous le dit (par les paroles de l'Évangile et par l'enseignement de l'Église, mais aussi par sa manière de gouverner le monde et notre vie), il serait mal venu de lui opposer une fin de non recevoir par une série d'objections plus ou moins raffinées.
Jésus nous demande donc de faire cesser cette engrenage de fausses raisons qui n'est qu'un alibi pour notre médiocrité avec laquelle nous passons toute notre vie à gérer le plus habilement mais aussi le plus hypocritement possible nos amours-propres. À ce rythme-là, même dans nos moments les plus généreux, nous demeurons parfaitement incapables de suivre Jésus, d'aimer les autres et de nous aimer nous-mêmes.
Un des signes les plus éloquents de ce manque d'amour de nous-mêmes n'est-il pas que nous avons une frousse bleue de nous retrouver, ne fût-ce qu'un moment, dans la solitude et le silence ? Si l'on s'aimait, on devrait attendre ces moments-là avec impatience pour en profiter au maximum. Au lieu de cela, nous nous empressons-de fuir ces moments en meublant ces "temps morts", comme nous disons, de musique, de bruit et de vains bavardages, même quand nous sommes à l'église.
Pendant mes vacances j'ai eu l'occasion de regarder un DVD récent, le seul film qui existe sur la vie des moines de la Grande Chartreuse. Il est intitulé : Into great silence (Le grand silence, Philip Gröning). Le Seigneur ne nous demande pas à tous de devenir des Chartreux. Mais il nous dit que si, au cours de la semaine et de chacune de nos journées, nous ne ménageons pas quelques plages de vrai silence pour nous mettre et remettre à l'écoute de sa Parole qui nous guide et nous éclaire sur les chemins de la vie éternelle, nous n'y arriverons jamais.