S'il se produit cette rencontre avec des parents capables de projeter une image positive, parce que leur relation dans le tissu familial est positive et intégrante, alors ils projettent cette image sur le monde de l'enfant. Ainsi, quand, dans l'éducation de la foi, l'enfant entend parler de l'existence d'un Père céleste, bon par excellence, dans lequel il n'existe aucune ombre, un processus de comparaison et de dépassement devient possible. : celui-ci lui permet d'accéder à l'amour du Père et en quelque sorte de le comprendre. Conscients, bien sûr, de la différence abyssale, infinie, qui existe entre la paternité divine et la paternité humaine. Comme le rappelle le Catéchisme : « Nul n'est père comme l'est Dieu » (CEC n. 239). Quand, par contre, il manque une image appropriée du père, quand la figure du père est absente, le langage de la foi est privé du support de l'expérience humaine. Cette absence peut être plus ou moins profonde. Quand le père est complètement absent - les orphelins en font la dure expérience - la voie sera souvent plus difficile et ce vide devra être compensé par d'autres formes d'expérience de la paternité, de la famille. J'ai toujours été impressionné par l'expérience de Jean-Paul Sartre qui a perdu son père très jeune et qui a connu la pénible expérience d'être, en quelque sorte, de trop, en plus, de ne pas compter, d'être un numéro. Beaucoup pensent que cette situation a influé sur l'élaboration même de sa pensée, inconsciemment, du fait de cette apparente incapacité qui lui est propre, de découvrir et de vivre la dialectique de l'amour. C'est pourquoi, en ce qui concerne l'ensemble des relations avec les autres, cette rencontre dans l'amour, dans le respect, comme don, lui est très difficile à comprendre. La conception sartrienne des relations personnelles, « l'enfer, c'est les autres », qui conçoit les relations comme une entrave à la liberté, a sans doute eu une incidence sur sa philosophie et, très spécialement, sur des aspects de son athéisme. L'absence de son père ne lui ayant pas apporté l'expérience de se sentir aimé en tant que personne, en tant que fils, il avait dû trouver un vide profond, obstacle pour suivre le processus d'une relation qui découvre Dieu en tant que Père.
La famille passe, aujourd'hui, en de nombreux endroits, par une phase de crises, d'érosion qui a une de ses racines dans les différentes formes d'absence de paternité. Le droit de l'enfant à disposer vraiment d'un foyer, d'une famille, est nié de maintes façons. L'absence d'un foyer conçu comme une communauté de vie et d'amour, au caractère permanent, constitue un environnement très pénible. Les unions libres consensuelles, le fléau du divorce dont les vrais désastres commencent seulement à être étudiés par des sociologues, des psychologues, des éducateurs, etc., la tendance à faire de la famille une sorte de club, comme dans le cas des familles monoparentales qui mêlent les enfants de précédentes unions à de nouvelles familles, toutes ces multiples formes d'abandon se paient chèrement.
Quel sera l'avenir si les législations visent à cantonner la famille avec ces fausses options des « unions de fait » (qui, du fait même de l'être, manquent de stabilité, d'assise juridique) comme le remarque très justement le professeur Juan Ignacio Baeares - alors que le mariage, comme on l'a compris depuis des siècles, cet engagement des époux basé sur l'acceptation et le don, lie l'avenir? Dans les unions de fait, même s'il peut y avoir des ressemblances avec la vie conjugale, « on refuse tout engagement à long terme, car on désire vivre la sexualité d'une façon dégagée de tout lien ... L'union de fait consiste précisément à maintenir une cohabitation au jour le jour à partir du présent sans que nul ne doive à l'autre rien de son avenir. » (Alfa y Omega, ABC, 15/4 /99, p.19) Sur cette question, on peut aller jusqu'au non-sens, pour rester modérés, en proposant le droit à l'adoption pour les couples homosexuels ou les lesbiennes, en ne prenant nullement en compte l'intérêt supérieur de l'enfant, invoqué par la Convention sur les Droits de l'Enfant (cf. art. 21).
Le Saint-Père a mis le doigt sur la plaie quand il parle de ces « orphelins dont les parents sont vivants» (Jean Paul II, Lettre aux Familles, 14). La variété et la multiplication des abandons du foyer dont les premières victimes sont les enfants, mettent en relief une réalité très pénible. Il existe aujourd'hui des études très nombreuses sur les effets négatifs de ces abandons dans le développement harmonieux des enfants : elles signalent les conséquences de la violence croissante et également le manque de résultats scolaires quand les enfants souffrent de cette sorte d'expériences dans leur famille. Le psychiatre Tony Anatrella, dans un Iivre récent très révélateur, intitulé La différence interdite. Sexualité, éducation, violence, 30 ans après Mai 68, dit qu'il faudra, un jour, avoir le courage de citer les chiffres du désastre. Et il se réfère en plus, à une série d'effets, parmi lesquels, la confusion, la perte de l'autorité et du crédit des adultes, le manque de points de références pour l'existence (op. cit. p. 25). Il s'agit d'un univers personnel démantelé à partir duquel les enfants et les adolescents se lancent à l'aventure sans aucune préparation. Il existe peu de choses aussi tragiques et dramatiques que cette perte des points de repère sans lesquels les hommes ne cheminent pas dans le monde, mais déambulent et avancent à tâtons.
Quand, par contre, l'enfant a le soutien d'une communauté familiale, la réalité - y compris pour la croissance de la foi - est différente. « Plus l'enfant aura vécu la dépendance sécurisante de ses parents, plus vite, à l'adolescence, il se montrera capable de devenir autonome » (cf. op. cit. p. 26).
Dans une relation de dépendance amoureuse, on aura plus facilement accès à la véritable identité, à la croissance d'une liberté bien comprise.
L'image du père joue un rôle fondamental. Je reprends à mon compte cette affirmation du professeur Anatrella : « L’image du père est le résultat d'une alchimie psychique de l'individu dès son enfance. Elle se forme à partir de nombreux éléments : d'abord le père réel, le géniteur. L'activité du père dans la réalité influera sur l'organisation de cette image. » (cf. op. cit. p. 26) « Le père - suggerera-t-il plus loin - investi de ses différentes fonctions, joue un rôle primordial dans la société et au sein de la famille et son absence ... sera lourde de conséquences. » (cf. op. cit. p. 42)
Les analyses que l’on fait du phénomène actuel concluent sur un dramatique diagnostique: la famille subit la crise de l'absence de paternité. On a peur d’être et d'agir comme père. Si le père est source de la vie, beaucoup aujourd’hui, conditionnés par la culture de la mort, éprouvent la peur d'être pères, d'assumer la paternité avec toutes ses conséquences. On a peur de transmettre la vie et il se développe dans beaucoup de pays économiquement développés, la peur de la maternité: c'est là le fruit de multiples facteurs, entre autres, le travail auquel sont contraintes les femmes hors de leur foyer. Alors, dans de nombreux cas, on en arrive même à rejeter la vie engendrée, à la répudier, en allant contre le plus fondamental des droits, celui à l'existence, dans l'abominable crime qu'est l'avortement.
Il existe aussi une peur diffuse de l'exercice de la responsabilité paternelle, de l'exercice de l'autorité, de l'éducation. Et comme je l'ai rappelé dans d'autres écrits (spécialement dans l'article La famille don et engagement, espérance de l'humanité, Conseil pontifcal pour la famille, Rome, 1997), tant que la famille conserve son rôle irremplaçable de formatrice authentique des personnes, on ne peut céder à la tentation d'abdiquer ces responsabilités. De la même manière, se répand ce que l'on appelle le « syndrome de Peter Pan » qui met en relief le caprice de ceux qui veulent toujours rester des enfants, sans mûrir. Alors, la peur d'éduquer devient une sorte de conspiration : les parents qui ne savent pas l'être répondent inconsciemment à ces caprices, non sans réflexes d'auto justification. On avance différents arguments: les parents disent qu'ils ne se sentent pas prêts à violer la liberté de leurs enfants, à diriger et à orienter, à corriger. Ils pensent, à tort, que ou bien leurs enfants sont déjà formés, ou bien qu'ils souffrent de· troubles graves qui se dressent comme des barrières infranchissables pour les diriger. Et ils ne se rendent pas compte qu'en ne les éduquant pas d'une manière responsable, ils mettent en très grand danger la formation de leurs enfants. Ils deviennent des personnalités qui ne mûrissent pas, qui ne grandissent pas.
On a également peur d'éduquer en vue de souffrances, de douleurs, en rêvant à des « édens » permanents où on ne se pose jamais les vraies questions sur la vie, sur le sens de la vie, sur la vie éternelle ... Quand ces questions sont éludées, la formation religieuse elle aussi est minée. Et souvent les parents délèguent à d'autres l'éducation morale et religieuse, ne se souciant guère de son évolution. Il conviendrait de rappeler ici l'enseignement de la lettre aux Hébreux, dans laquelle on souligne le lien entre la Pédagogie divine et la pédagogie humaine dans la famille: « Si vous n'êtes pas punis comme le sont tous ses fils, alors vous n'êtes pas de vrais fils, mais des bâtards. De plus, nos pères selon la chair nous corrigeaient et nous les respections... Il est vrai que nulle correction n'est agréable, elle est pénible, mais ceux qui ont été formés par cette punition bénéficient de l'effet qu'elle produit: la paix associée à une vie juste. » (He 12, 8-9.11). Corriger, conduire, c'est une exigence de l'amour même qui veut le bien de l'autre. Les parents oublient fréquemment que dans l'exercice de leur tâche noble et difficile, ils ne sont pas seuls. Le Père les accompagne en leur envoyant par l'Esprit la grâce d'état.
Le Catéchisme de l'Église catholique, qui rappelle, - comme nous l'avons vu - que le langage de la foi s'inspire de l'expérience humaine, est réaliste en montrant à quel point cette expérience humaine peut être fragile: « Cette expérience dit aussi que les parents humains sont faillibles et qu'ils peuvent défigurer le visage de la paternité et de la maternité. » (CEC, n. 239) « Personne n'est père comme l'est Dieu. » (CEC n. 239)
L'invitation pressante est de prendre pour modèle la paternité de Dieu, l'unique modèle sans ombre ni fissure, sans les limites qui se présentent dans la paternité humaine, limites que les parents eux-mêmes doivent faire voir à leurs enfants, pour qu'ils ne tombent pas dans une sorte de « mythification qui peut provoquer ensuite de douloureux rejets. Le Père du ciel est le modèle dont l'imitation doit illuminer en tout les parents dans 'exercice plein d'amour de leurs responsabilités. Pour cela, les parents doivent savoir se comporter face à Lui comme des fils. C'est ce qu'enseigne Jean Chrysostome comme condition pour que les parents puissent porter la marque du Père du ciel: « Vous ne pouvez pas appeler notre Père le Dieu de toute bonté si vous conservez un cœur cruel et inhumain; parce que dans ce cas, vous n'avez plus en vous le signe de la bonté du Père du ciel. » L'opposition entre la tendresse de l'amour du Père du ciel, qui constitue le mot « Père », et un père cruel et inhumain, est explicite. L'autorité doit être en harmonie avec le sceau de l'amour. Et Saint Cyprien ajoute, dans un texte que rapporte aussi le Catéchisme : « Il faut nous souvenir, quand nous nommons Dieu notre Père, que nous devons nous comporter en fils de Dieu ».