Suite des extraits de la traduction française du livre de Benoît XVI à paraître ce jeudi 24 mai.
Autre chapitre déterminant, celui où le pape commente le Notre Père, avec notamment l'avant-dernière demande de cette "prière du Seigneur"
«La formulation de cette demande semble choquante aux yeux de beaucoup de gens. Dieu ne nous soumet quand même pas à la tentation. Saint Jacques nous dit en effet : “Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu.’ Dieu en effet ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne” (Jc 1, 13).
Nous pourrons avancer d’un pas si nous nous rappelons le mot de l’Évangile : “Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le démon” (Mt 4, 1). La tentation vient du diable, mais la mission messianique de Jésus exige qu’il surmonte les grandes tentations qui ont conduit et qui conduisent encore l’humanité loin de Dieu.
Il doit, nous l’avons vu, faire lui-même l’expérience de ces tentations jusqu’à la mort sur la croix et ainsi ouvrir pour nous le chemin du salut. Ce n’est pas seulement après la mort, mais en elle et durant toute sa vie, qu’il doit d’une certaine façon “descendre aux enfers”, dans le lieu de nos tentations et de nos défaites, pour nous prendre par la main et nous tirer vers le haut.
La Lettre aux Hébreux a particulièrement insisté sur cet aspect en y voyant une étape essentielle du chemin de Jésus : “Ayant souffert jusqu’au bout l’épreuve de sa Passion, il peut porter secours à ceux qui subissent l’épreuve” (He 2, 18). “En effet, le grand prêtre que nous avons n’est pas incapable, lui, de partager nos faiblesses ; en toutes choses, il a connu l’épreuve comme nous, et il n’a pas péché” (He 4, 15).
Un regard sur le Livre de Job, où se dessine déjà à maints égards le mystère du Christ, peut nous aider à y voir plus clair. Satan se moque des hommes pour ainsi se moquer de Dieu. La créature que Dieu a faite à son image est une créature misérable. Tout ce qui semble bon en elle n’est que façade. En réalité, l’homme, c’est-à-dire chacun de nous, ne se soucie toujours que de son bien-être. Tel est le diagnostic de Satan que l’Apocalypse désigne comme “l’accusateur de nos frères”, “lui qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu” (Ap 12, 10). Blasphémer l’homme et la créature revient en dernière instance à blasphémer Dieu et à justifier le refus de lui.
Satan se sert de Job, le juste, afin de prouver sa thèse : si on lui prend tout, il va rapidement laisser tomber aussi sa piété. Ainsi, Dieu laisse Satan libre de procéder à cette expérimentation, mais, certes, dans des limites bien définies. Dieu ne laisse pas tomber l’homme, mais il permet qu’il soit mis à l’épreuve. Très discrètement, implicitement, apparaît ici déjà le mystère de la satisfaction vicaire qui prendra toute son ampleur en Isaïe 53.
Les souffrances de Job servent à la justification de l’homme. À travers sa foi éprouvée par les souffrances, il rétablit l’honneur de l’homme. Ainsi, les souffrances de Job sont par avance des souffrances en communion avec le Christ, qui rétablit notre honneur à tous devant Dieu et qui nous montre le chemin, nous permettant, dans l’obscurité la plus profonde, de ne pas perdre la foi en Dieu.
Le Livre de Job peut aussi nous aider à distinguer entre mise à l’épreuve et tentation. Pour mûrir, pour passer vraiment de plus en plus d’une piété superficielle à une profonde union avec la volonté de Dieu, l’homme a besoin d’être mis à l’épreuve. Tout comme le jus du raisin doit fermenter pour devenir du bon vin, l’homme a besoin de purifications, de transformations, dangereuses pour lui, où il peut chuter, mais qui sont pourtant les chemins indispensables pour se rejoindre lui-même et pour rejoindre Dieu.
L’amour est toujours un processus de purifications, de renoncements, de transformations douloureuses de nous-mêmes, et ainsi le chemin de la maturation. Si François Xavier a pu dire en prière à Dieu : “Je t’aime, non pas parce que tu as à donner le paradis ou l’enfer, mais simplement parce que tu es celui que tu es, mon Roi et mon Dieu”, il fallait certainement un long chemin de purifications intérieures pour arriver à cette ultime liberté – un chemin de maturation où la tentation et le danger de la chute guettaient – et pourtant un chemin nécessaire.
Dès lors, nous pouvons interpréter la sixième demande du Notre Père de façon un peu plus concrète. Par elle, nous disons à Dieu : “Je sais que j’ai besoin d’épreuves, afin que ma nature se purifie. Si tu décides de me soumettre à ces épreuves, si – comme pour Job – tu laisses un peu d’espace au mal, alors je t’en prie, n’oublie pas que ma force est limitée. Ne me crois pas capable de trop de choses.
Ne trace pas trop larges les limites dans lesquelles je peux être tenté, et sois proche de moi avec ta main protectrice, lorsque l’épreuve devient trop dure pour moi.” C’est dans ce sens que saint Cyprien a interprété la demande. Il dit : “Lorsque nous demandons ‘Ne nous soumets pas à la tentation’, nous exprimons notre conscience que l’ennemi ne peut rien contre nous, si Dieu ne l’a pas d’abord permis. Ainsi nous devons mettre entre les mains de Dieu nos craintes, nos espérances, nos résolutions, puisque le démon ne peut nous tenter qu’autant que Dieu lui en donne le pouvoir.”
En prenant la mesure de la forme psychologique de la tentation, il développe deux raisons différentes pour lesquelles Dieu accorde un pouvoir limité au mal. Tout d’abord pour nous punir de nos fautes, pour tempérer notre orgueil, afin que nous redécouvrions la pauvreté de notre foi, de notre espérance et de notre amour, et pour nous empêcher de nous imaginer que nous pourrions être grands par nos propres moyens. Pensons au pharisien qui parlait à Dieu de ses propres œuvres et qui croyait pouvoir se passer de la grâce.
Malheureusement, Cyprien ne développe pas plus longuement ce que signifie l’autre forme d’épreuve, la tentation que Dieu nous impose “ad gloriam”, pour sa gloire. Mais ne devrions-nous pas considérer ici que Dieu a imposé une charge particulièrement lourde de tentations aux personnes qui lui sont les plus proches, aux grands saints, à commencer par Antoine dans le désert jusqu’à Thérèse de Lisieux dans l’univers pieux de son carmel ?
Ils se tiennent en quelque sorte dans l’imitation de Job, comme une apologie de l’homme qui est en même temps une défense de Dieu. Plus encore, ils se tiennent d’une façon toute spéciale dans la communion avec Jésus-Christ, qui a vécu nos tentations dans la souffrance. Ils sont appelés à surmonter, pour ainsi dire, dans leur corps, dans leur âme, les tentations d’une époque, de les porter pour nous, les âmes ordinaires, jusqu’au bout et de nous aider à aller vers celui qui a pris sur lui notre fardeau à tous.
Lorsque nous disons la sixième demande du Notre Père, nous devons nous montrer prêts à prendre sur nous le fardeau de l’épreuve, qui est à la mesure de nos forces. D’autre part, nous demandons aussi que Dieu ne nous impose pas plus que nous ne pouvons supporter, qu’il ne nous laisse pas sortir de ses mains.
Nous formulons cette demande dans la certitude confiante, pour laquelle saint Paul nous a dit : “Et Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de ce qui est possible pour vous. Mais, avec l’épreuve, il vous donnera le moyen d’en sortir et la possibilité de la supporter” (1 Co 10, 13). »