Un important chapitre du livre de Benoît XVI1 et qui parâit en France jeudi 24 mai 2007 est consacré au "Sermon sur la montagne", et particulièrement aux Béatitudes annoncées dans ce cadre par Jésus. Premier extrait :
«Voyons maintenant de plus près les différents maillons de la chaîne des Béatitudes. Il y a tout d’abord l’expression énigmatique sur laquelle on s’est tant interrogé : “les pauvres de cœur”. (…)
Un grand nombre de psaumes expriment la piété des pauvres, qui s’est approfondie ; ils se reconnaissent comme le véritable Israël. Dans la piété que manifestent ces psaumes, dans leur profond attachement à la bonté de Dieu, dans la bonté et l’humilité humaines qui ont ainsi été forgés, dans l’attente vigilante de l’amour salvifique de Dieu, s’est développée l’ouverture du cœur qui a ouvert toutes grandes les portes au Christ.
Marie et Joseph, Syméon et Anne, Zacharie et Élisabeth, les bergers de Bethléem, les Douze que le Seigneur a appelés pour constituer le premier cercle des disciples, tous appartiennent à des milieux qui se distinguent des pharisiens et des sadducéens, mais aussi de la communauté de Qumrân, malgré une certaine proximité spirituelle. C’est en eux que commence le Nouveau Testament, qui se sait en union totale avec la foi d’Israël qui mûrit en vue d’une pureté toujours plus grande.
Ce sont eux aussi qui ont mûri en silence cette attitude devant Dieu que Paul développera dans sa théologie de la justification. Devant Dieu, ces hommes ne se glorifient pas de leurs actes. Devant Dieu, ils ne prétendent pas être une sorte de partenaire commercial égal en droits, qui exige d’être rétribué à hauteur de ses actes. Ces hommes savent qu’intérieurement aussi, ils sont pauvres, qu’ils aiment tout en recevant simplement ce que Dieu leur donne, et c’est précisément en cela qu’ils vivent en accord intime avec l’Être et la Parole de Dieu.
Quand sainte Thérèse de Lisieux disait qu’un jour elle paraîtrait devant Dieu les mains vides et qu’elle les lui tendrait ouvertes, elle décrivait l’esprit de ces pauvres de Dieu : ils arrivent les mains vides, ces mains-là n’agrippent pas, ne retiennent pas, elles s’ouvrent et donnent, prêtes à s’abandonner à la bonté de Dieu qui donne.
Dans ces conditions, il n’y a pas d’opposition entre Matthieu qui parle des pauvres de cœur et Luc chez qui le Seigneur s’adresse simplement aux “pauvres”. On a dit qu’à l’origine Luc entendait la pauvreté au sens tout à fait matériel et concret tandis que Matthieu avait spiritualisé ce concept, le dépouillant ainsi de son caractère radical.
Quiconque lit l’Évangile de Luc sait parfaitement qu’il nous présente bien les “pauvres de cœur”, en quelque sorte le groupe sociologique qui a constitué le point de départ de l’itinéraire terrestre et du message de Jésus. Et il est clair, à l’inverse, que Matthieu se situe encore dans la tradition de la piété des psaumes et donc dans la vision du véritable Israël dont les psaumes étaient l’expression.
La pauvreté dont il est question ici n’est jamais d’ordre strictement matériel. La pauvreté purement matérielle ne sauve pas, même s’il est certain que les défavorisés de ce monde peuvent tout particulièrement compter sur la bonté divine. Mais le cœur de ceux qui ne possèdent rien peut être endurci, vicié, mauvais, intérieurement possédé par l’envie de posséder, oublieux de Dieu et avide de s’approprier le bien d’autrui.
D’autre part, la pauvreté dont il est question n’est pas non plus une attitude purement spirituelle. Certes, l’attitude radicale qui nous a été et qui nous est encore donnée en exemple dans la vie de tant de chrétiens authentiques, depuis Antoine, le père des moines, jusqu’à François d’Assise et les pauvres exemplaires de notre siècle, n’est pas une mission assignée à tous.
Mais pour être la communauté des pauvres de Jésus, l’Église a sans cesse besoin des grandes figures du renoncement ; elle a besoin des communautés qui les suivent, qui vivent la pauvreté et la simplicité, et qui nous montrent par là la vérité des Béatitudes, afin de tous nous secouer et nous réveiller, pour comprendre que posséder des biens, c’est simplement servir, pour s’opposer à la culture de l’avoir par une culture de la liberté intérieure, et pour créer ainsi les conditions de la justice sociale.
Le Sermon sur la montagne en tant que tel n’est pas, il est vrai, un programme social. Mais la justice sociale ne peut croître que là où la grande orientation qu’il nous donne reste vive dans nos convictions et dans notre façon d’agir, là où la foi procure la force de se déposséder soi-même et de se sentir responsable de son prochain comme de la société.
Et l’Église tout entière doit rester consciente du fait qu’elle doit être reconnaissable aux yeux de tous comme la communauté des pauvres de Dieu. Tout comme l’Ancien Testament s’est ouvert au renouveau apporté par la Nouvelle Alliance à partir des pauvres de Dieu, tout renouveau de l’Église ne peut venir que de ceux chez qui sont vivantes une humilité résolue et une bonté toujours prête à servir autrui. »
(1) Jésus de Nazareth, de Joseph Ratzinger/Benoît XVI. T. 1 : Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration. Édition française sous la direction de Mgr François Duthel. Traduit de l’allemand par Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel. Flammarion, 428 p., 22,50 €.