"Suivre sa conscience", c'était le conseil donné sur le site Croire.com en mai 2006 aux chrétiens qui s'interrogent sur l'opportunité d'appartenir à une loge maçonnique, avec un étrange présupposé : la négation de l’objectivité de la conscience… Le sophisme a largement rebondi au cours de la campagne présidentielle. Dans l’hebdomadaire Famille chrétienne, François Bayrou affirme ainsi « ne reconnaître aucune autorité au-dessus de [sa] conscience [1] ». Difficile de s'éloigner davantage de l’enseignement de l’Église, dont pourtant le candidat prétend écouter la voix… Qu’est-ce que la conscience ? Explication du Fr. Romaric Morin, dominicain de la province de Toulouse.
IL EST UN SOPHISME actuel (un de plus !) particulièrement redoutable. Ce sophisme, digne des lieux communs si chers à Léon Bloy, pourrait être résumé de la sorte : «Tant qu’on agit en conscience, on ne fait rien de mal.» Autrement dit, face à une situation déterminée, devant un acte à poser, le plus important est d’écouter sa conscience et de lui obéir, quoi qu’elle commande. Celui qui suit sa conscience agit donc toujours bien.
Pour séduisant (et peut-être même rassurant) que soit un tel énoncé, il est aisé de voir jusqu’à quels excès il peut nous conduire. Pour l’illustrer, prenons un exemple outrancier : si Hitler ou Staline ont agi selon ce que leur dictait leur conscience (i.e. s’ils ont agi «en conscience»), alors ils ont eu raison de déporter et d’exterminer des millions d’innocents. Parce que leur conscience le leur dictait, ils devaient le faire. S’ils n’avaient pas déporté et exterminé ces innocents, Hitler et Staline auraient agi contre leur conscience et ils auraient alors eu tort. Position choquante qui a de quoi nous révulser et qu’il est tout de même difficile de soutenir !
Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, notre sophisme nous amène tout de même à considérer que dès lors que notre conscience ne nous dit pas qu’il est mal de tuer un innocent, de mentir, de voler, etc., alors nous pouvons sans problème poser de tels actes. Plus encore, si notre conscience nous dit qu’agir ainsi est même un bien, alors nous pouvons – voire nous devons – l’accomplir, et cela sans aucune faute ou culpabilité de notre part. Bref, déguisée de manière plus ou moins habile, l’obéissance à la conscience ainsi conçue et formulée est la porte ouverte au subjectivisme et au relativisme. En définitive, ce faisant, nous nous érigeons nous-mêmes comme juge de la norme morale, comme juge du bien et du mal. Ce qui est bien ou mal, c’est ce que nous avons décidé comme tel, «en conscience». «Conception créative de la conscience morale» que Jean-Paul II a fermement critiquée et condamnée [2].
Il est vrai pourtant que, comme toujours, un tel sophisme n’est pas dénué de fondement. C’est d’ailleurs ce qui le rend si séduisant et redoutable. D’autant plus redoutable que ces fondements se retrouvent chez saint Thomas d’Aquin (photo). C’est pourquoi le Docteur angélique est même parfois invoqué pour fonder et justifier une telle position. Pauvre saint Thomas, il doit s’en retourner dans son reliquaire !
Conscience psychologique et conscience morale
Avant d’aller plus loin, et pour éviter tout malentendu, il importe de préciser ici que la conscience dont nous parlons n’est pas la conscience «psychologique», à laquelle nous aurions spontanément tendance à penser, à savoir – pour faire bref – une certaine auto-perception du sujet pensant, une expérience interne de soi-même.
Non, nous parlons, nous, de la conscience «morale» qui est un acte de jugement de la raison. En vertu de ce «jugement de conscience» nous nous prononçons sur la valeur morale (bonne ou mauvaise) d’un acte posé ou à poser, nous apprécions sa bonté ou sa malice. La conscience devient ainsi la norme subjective immédiate de l’action, en ce qu’elle montre et intime hic et nunc le bien et le mal de l’action, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Dès lors, il appartient à la conscience de reconnaître quel est le bien et de le présenter à la volonté pour que la volonté se détermine en fonction de ce bien. C’est pourquoi elle doit être obéie. C’est pourquoi aussi elle est au cœur de la liberté humaine. C’est pourquoi enfin elle jouit d’une grande dignité. «La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre [3]. »
Cela étant clarifié, reprenons notre sophisme qui, avons-nous dit, peut être formulé comme suit : «Tant qu’on agit en conscience, on ne fait rien de mal.» Le raisonnement sous-jacent est le suivant.
1/ Il faut toujours suivre sa conscience ;
2/ par conséquent, agir contre sa conscience est une faute ;
3/ il en résulte que, dès lors que nous agissons en conscience, quoi que nous commande notre conscience, nous faisons bien.
Reconnaissons tout de suite que les deux premiers points sont justes et se trouvent effectivement chez saint Thomas d’Aquin[4]. Oui, la conscience oblige toujours. Oui, il faut toujours suivre sa conscience. Oui, il ne faut jamais agir contre sa conscience. En effet si la conscience présente quelque chose comme étant un bien, ce serait une faute que de ne pas vouloir ce bien [5].
Pour autant, ce n’est pas parce que nous suivons notre conscience (et d’un certain point de vue nous devons le faire), que nous agissons nécessairement bien, absolument parlant. Telle est la grande erreur de notre sophisme : penser qu’il suffit de suivre sa conscience pour bien agir. S’il s’agit là d’une condition nécessaire, elle n’est sûrement pas suffisante. Car la conscience peut se tromper quant au bien et au mal qu’elle reconnaît dans l’action. Le bien et le mal que la conscience présente à la volonté sont des notions objectives que la conscience doit reconnaître et non juger ou créer. Il ne lui revient ni ne lui appartient de décider seule, comme un juge autonome et suprême, de ce qui est bon ou mauvais en soi. Il ne lui revient ni ne lui appartient de créer la règle morale (comme le prétend la «conception créative de la conscience morale»).
Sous peine de tomber dans le pur subjectivisme, la conscience, norme subjective de l’action, doit elle-même se référer à une norme objective qui lui est supérieure. Cette norme objective, c’est la loi divine, inscrite au cœur de la créature par son Créateur. Par rapport au bien et au mal, la conscience n’a pas un rôle créateur ou décisionnel mais un rôle de reconnaissance. Si la conscience est source d’obligations, ce n’est pas parce qu’elle en serait l’auteur ou le créateur, mais parce qu’elle les transmet telles qu’elle en prend acte et les découvre elle-même, inscrites au cœur de l’homme.
Il en résulte que, puisque nous avons le devoir de nous conformer à notre conscience, nous avons aussi le devoir de former notre conscience. Il est impossible de prétexter s’être décidé en conscience pour commettre un acte mauvais dès lors que nous n’avons pas pris la peine d’éclairer notre conscience. Dans l’encyclique Veritatis Splendor, Jean-Paul II cite à ce sujet le cardinal Newman qui rappelait que i>«la conscience a des droits parce qu’elle a des devoirs» [6].
Il est donc clair que notre sophisme se méprend sur la subjectivité de la conscience. Si la conscience est un acte subjectif (c’est le sujet qui juge si l’action est bonne ou mauvaise au regard d’une norme supérieure qui lui est donnée), elle n’est pas une instance subjectiviste (c’est le sujet qui juge du bien et du mal).
Oui, il est juste d’affirmer qu’il faut toujours suivre sa conscience, c’est-à-dire se conformer à elle. C’est là une condition nécessaire pour agir droitement. Mais cela n’est pas suffisant. Ce principe n’est pleinement valable que s’il tient compte d’un autre principe, qui lui est intimement lié, en vertu duquel il faut toujours chercher à éclairer la conscience, autrement dit à la conformer à la norme objective du bien et du mal. «Alors il est très vrai de dire que je ne suis pas simplement responsable devant ma conscience, mais que je suis responsable d’abord de ma conscience, de l’état de la conscience [7]. »
(Le Fr. Romaric Morin est dominicain de la province de Toulouse)
Notes[1] « Comme croyant, j’écoute le pape, et comme citoyen — et responsable public —, je ne reconnais aucune autorité au-dessus de ma conscience. Je fais une grande différence entre ces deux ordres. Dans l’ordre spirituel, l’Église me parle. Et je comprends parfaitement qu’elle s’exprime dans l’ordre social… Mais dans ce domaine civique, j’agis seulement en conscience. » Plus loin, Fr. Bayrou confirme : « Je n’ai qu’une seule conscience, mais il y a plusieurs consciences dans la société française ! » Famille chrétienne n° 1526, 14 avril 2007.
[2] Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor (6 août 1993), n. 54
[3] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution Gaudium et Spes (7 décembre 1965), n. 16.
[4] Cf. notamment Somme de Théologie, Ia-IIæ, q. 19, a. 5.
[5] Réciproquement, si la conscience présente quelque chose comme un mal, ce serait une faute que de vouloir ce mal.
[6] A Letter addressed to His Grace the Duke of Norfolk : Certain difficulties felt by Anglicans in Catholic teaching.
[7] P. Labourdette, o.p., Cours de Théologie morale, Tome 1 (non publié), Toulouse, 1961, p. 127.