Les options légitimes d’un vote en conscience
François de Lacoste Lareymondie*
Quelle est la latitude de vote de l’électeur chrétien quand aucun des candidats qui se présentent à ses suffrages, sinon au premier tour du moins au second, ne semble s’inscrire dans la perspective d’un redressement moral ? Précisément, peut-on voter pour un candidat dont l’élection peut présager d’autres attentats aux “valeurs non négociables” qui fondent la vie commune comme le respect de la vie humaine, la protection du mariage ou la liberté d’éducation ? Un authentique débat s’est noué à ce sujet entre les catholiques français autour de l’interprétation de la Note doctrinale de la Congrégation de la doctrine de la foi de novembre 2002.
L’échange que nous avons eu avec le Fr. J.-M. Garrigues op laisse apparaître que la Note soutient nettement deux orientations, qui peuvent apparaître contradictoires, mais qui ne sont pas incompatibles, soulignant surtout la complexité du réel politique, et de la responsabilité temporelle des chrétiens : une orientation de type prophétique, et une orientation prudentielle. Autrement dit : témoigner en refusant de cautionner le mal, même de façon anonyme, ou servir en soutenant les moyens de faire le bien comme il se pourra, les deux options éclairées par le même désir de témoigner et de servir les principes moraux intangibles qui précèdent la vie politique et démocratique.
La difficulté à laquelle nous nous heurtons, les uns et les autres, provient de cette situation nouvelle, pour tout dire inouïe, où les gouvernants se sont arrogé le droit de légiférer sur des questions qui devraient rester hors de leur compétence. En refusant, par relativisme moral, d’admettre qu’il y a des valeurs fondatrices intangibles de toute vie en société, en considérant que la démocratie était la source de sa propre légitimité par la seule vertu du débat et du consensus majoritaire, ces gouvernants ont créé une situation incontestablement nouvelle qui nous impose de reprendre le débat d’une façon aussi nouvelle.
Il n’en reste pas moins vrai que les interventions récentes du magistère, rendues particulièrement nécessaires, si elles fournissent une assise ferme à la réflexion et un guide sûr pour orienter l’engagement de chacun, n’ont ni pour objet ni pour conséquence de dicter le vote des fidèles et de leur retirer leur marge d’appréciation dans un domaine qui leur est propre, celui du gouvernement de la cité. Elles invitent plutôt les chrétiens à prendre conscience de la réalité de leur place dans le monde, et donc à s’interroger sur la réalité de la morale et de la politique pour faire le bien, sur la responsabilité personnelle de chacun, et sur les limites de la démocratie.
1/ La politique est l’art du meilleur possible
Le pouvoir politique fascine, mais la politique est ingrate. Elle n’a ni les promesses de la vie éternelle, ni la puissance de la logique. Plus que n’importe quelle autre activité humaine, elle appelle à la plus extrême modestie, parce que son champ d’action est précisément la contingence des faits (leur incertitude) et la liberté de l’homme. Elle dépend de l’agir moral de chacun, et la morale n’est pas une science abstraite. Elle ne consiste pas en une déduction more geometrico des principes, c’est une pratique qui relève de l’exercice de la vertu de prudence, laquelle « est droite règle de l’action… et guide immédiatement le jugement de la conscience » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 1806). C’est bien en ce sens que l’agir politique est un art, non une science exacte, et que cet art est précisément celui du “moindre mal” : « Ce n’est pas l’absence de tout compromis, mais le compromis lui-même, qui constitue la véritable morale en matière politique » écrivait le cardinal Ratzinger en 1981 (Église, Œcuménisme et Politique, Fayard, p. 200).
Cette notion morale classique de moindre mal, héritée des pères de l’Église, élaborée précisément pour le domaine politique, prend en compte une réalité humaine substantiellement et inévitablement marquée par le mal : ce monde qui est celui de l’agir politique est comme un champ où le bon grain et l’ivraie sont inextricablement mêlés jusqu’à la fin des temps ; et nous avons été mis en garde contre la tentation d’extirper l’ivraie avant le temps de la moisson. Ce que le Christ dit du péché dans le cœur de chaque homme par cette parabole vaut aussi pour les conséquences sociales du péché, même si nous devons faire tout notre possible pour y remédier.
Très justement, le Fr. J.-M. Garrigues préfère l’expression “meilleur possible” à celle de “moindre mal”. Elle met en effet l’accent sur la recherche du bien et sur le sens qu’il convient de donner au compromis que requiert l’action quotidienne au milieu de concitoyens qui ne partagent pas nos exigences. Le compromis souhaitable est à rechercher sur une pente montant vers le bien. Le second mot de l’expression n’est pas moins important, car il pointe sur ce qui est “possible”, concrètement, ici et dans les circonstances où l’on se trouve. C’est lui qui incorpore la dimension pratique de l’exercice de la vertu de prudence qui opère non dans l’absolu mais dans le réel, et pas à pas.
Quelle que soit la gravité de la situation, la politique reste la politique, et responsabilité du chrétien demeure toujours celle de lutter contre le mal par le bien en progressant avec prudence.
2/ Le chrétien dans la cité : prophète ou roi ?
Le prophète rappelle au gouvernant où sont les limites de l’infranchissable quand celui-ci les oublie et les viole. Le prophète est dans son rôle quand il dénonce à temps et à contretemps le mal qui se fait passer pour un bien et quand il rappelle au gouvernant quels sont les devoirs de sa charge. Mais il ne gouverne pas et ne saurait prétendre se substituer au gouvernant dans l’exercice de sa fonction. Le chrétien assume avant tout sa fonction prophétique par le témoignage de sa vie, dans l’exercice de sa mission temporelle.
Plutôt que par un propos abstrait, illustrons la dimension prophétique du témoignage politique chrétien par un exemple.
Face aux prétentions arbitraires du roi Henri VIII à se faire reconnaître chef de l’Église d’Angleterre, le laïc
Thomas More (photo ci-dessus) et l’évêque John Fisher (ci-contre) ont tenu deux attitudes différentes. Tous deux sont morts martyrs, tous deux pour le même motif (et tous deux canonisés), mais chacun a agi selon son ordre et dans son domaine de responsabilité : l’évêque a dénoncé ouvertement les prétentions illégitimes du roi parce que son ministère comportait le devoir de rappeler la nécessaire communion de l’Église avec son pasteur suprême et qu’il en avait l’autorité en vertu de son ordination ; le chancelier a défendu le droit avec la plus grande rigueur et tous les moyens possibles, mais s’est délibérément abstenu de critiquer publiquement le roi légitime en raison de son devoir d’obéissance et afin de ne pas aggraver les divisions du royaume, puis il a démissionné de sa charge, refusant de prêter le serment requis comme contraire à ce que lui dictait sa conscience. Les deux hommes ont été canonisés.
En l’occurrence, la fonction “prophétique” du vote chrétien a toute sa pertinence, mais on peut s’interroger sur ses conditions : pour que l’objection de conscience électorale des laïcs chrétiens prenne tout son sens, et sa portée, ne conviendrait-il pas qu’elle exige un mandement hic et nunc de la hiérarchie, sous forme d’un non expedit qui pesât réellement en mobilisant toute la communauté catholique ? À défaut, elle exige une visibilité dont il faut mesurer les contraintes, où se contenter d’un non possumus personnel, sans portée politique.
Ensuite, l’électeur chrétien doit être très prudent dans son jugement sur la dimension prophétique des candidats eux-mêmes ! Confondre le “prince” et le “prophète” peut conduire au renoncement (je transfère ma responsabilité) ou à adopter une approche idéologique, de type totalitaire : on rêve d’imposer le bien de force, au prétexte que c’est le bien et que les principes dont il émane sont intangibles. En France, les Lumières ont accouché de la “dictature de la vertu”, de sinistre mémoire. Aujourd’hui, demeure la tentation de remettre son destin à l’élu parfait, au programme cohérent, à qui l’on demande de redresser la société d’en haut pour notre compte et à notre place. On ne réforme ni la société ni les mœurs par décret ; pas plus qu’on ne force le bonheur des gens contre leur gré. Outre l’attentat à la liberté fondamentale de chaque homme, c’est le meilleur moyen de susciter la révolte et d’aboutir à un résultat pire qu’au point de départ. L’expérience en a toujours été désastreuse.
3/ La politique distingue les responsabilités de chacun
On a critiqué la distinction entre l’électeur et l’élu dans les recommandations du magistère sur la responsabilité de chacun dans le soutien « par son vote » d’un candidat ou d’un programme s’opposant aux contenus fondamentaux de la foi et de la morale (Note, 4). Pourtant, si la cohérence morale est la même pour tous, la distinction est bien d’ordre politique. Elle concerne les titulaires d’une fonction publique et d’abord le parlementaire qui, en tant que législateur, n’est pas dans le même rapport à la loi civile que l’électeur.
Le parlementaire fait la loi ; c’est même sa fonction première et substantielle en démocratie représentative, avec le vote de l’impôt. Désigné par le peuple, le législateur conserve sa responsabilité propre, et personnelle. L’électeur, lui, ne fait pas la loi (sauf en cas de référendum) mais choisit ceux qui vont la faire : situation très différente car la question qui lui posée est celle de la personne qu’il va élire. Que pour la choisir il lui faille considérer le parti auquel elle appartient, son programme, etc., c’est incontestable ; mais le programme est un critère parmi d’autres, d’importance variable selon l’ampleur et la précision des thèmes qui y sont traités, et selon la force des engagements qui y sont pris. Évitons de méconnaître la réalité du gouvernement : gouverner, c’est s’atteler à un éventail de problèmes beaucoup plus large que n’importe quel programme, et sur une durée qui déborde amplement celle où la campagne électorale produit ses effets. D’où l’importance du jugement à porter sur la personne à qui on va en confier la charge.
A fortiori dans la présente élection : non seulement le président de la République ne fait pas la loi au sens strict, mais il représente le pays tout entier en sa qualité première de chef de l’Etat ; s’il donne les grandes impulsions et fixe les orientations politiques, chacun sait la distance qu’il peut y avoir entre celles-ci et les lois qui seront ensuite votées. C’est pourquoi notre Guide de l’électeur comporte un dixième critère, transversal à tous les autres, qui concerne précisément la personne du candidat, ses qualités et ses défauts, la cohérence de sa vie et de ses engagements, sa compétence et son aptitude à la fonction (auxquels il faudrait ajouter sa capacité à réunir une majorité parlementaire cohérente).
4/ La démocratie à sa place
La responsabilité morale de chacun, élu et électeur, renvoie à la réalité acceptable et non-acceptable du fonctionnement démocratique. Dans l’encyclique Evangelium vitæ (1995), Jean-Paul II traite précisément la question, à propos de la relation entre loi civile et loi morale (fondement, élaboration, application, n. 68-74), et renvoie précisément chacun à sa responsabilité.
Le pape dénonce la prétention à la légitimation juridique des attentats à la vie humaine (n. 68), prétention infondée mais qui trouve sa source dans une conception erronée de la démocratie et dans le « relativisme éthique » (n. 69). D’où une première affirmation sur ce qu’est réellement la démocratie, un instrument, tandis que le respect des droits intangibles et inaliénables de la personne humaine ne saurait dépendre de majorités d’opinion : ce respect est fondé sur la reconnaissance d’une loi morale objective qui est une référence normative pour la loi civile elle-même et échappe donc à sa compétence (n. 70). Ainsi, Benoît XVI a rappelé récemment que ces normes “inéluctables et coercitives” ne peuvent dépendre de la volonté du législateur, et qu’elles précèdent les lois humaines (12 février 2007).
Aux “pouvoirs publics”, Jean Paul II rappelle que s’ils peuvent renoncer à réprimer ce qui provoquerait un dommage plus grave, ils ne peuvent jamais accepter de légitimer par la loi civile l’atteinte d’un droit aussi fondamental que celui à la vie, sous peine d’ôter toute valeur juridique à leurs dispositions, et d’entraîner “l’obligation grave et précise de s’y opposer par l’objection de conscience” (n. 73, 1) de ceux qui sont chargés d’appliquer la loi.
À propos d’une « loi intrinsèquement injuste », l’encyclique poursuit en évoquant le devoir de chacun, citoyen et parlementaires : « il n’est jamais licite de s’y conformer ni de participer à une campagne d’opinion en sa faveur, ni de donner à celle-ci son suffrage » (n. 73, 2). Vient ensuite l’évocation du problème de conscience qui se pose au parlementaire confronté au vote d’une loi imparfaite mais plus restrictive que la loi permissive en vigueur, parlementaire qui peut (et doit) apporter son suffrage à la première dès lors qu’elle limite les effets négatifs de la seconde, faute d’être en mesure d’aller plus loin et pourvu que son opposition personnelle à l’avortement soit manifeste et connue de tous.
La Note Ratzinger de 2002 fait explicitement référence à ce n.73 d’Evangelium vitae, et s’inscrit dans la même perspective avec les mêmes distinctions. S’il n’en était pas ainsi, la question posée par les évêques américains en 2004 au sujet de la responsabilité des élus et la réponse donnée par le cardinal, prenant soin de distinguer la leur de celle des électeurs n’aurait pas de fondement (cf . texte infra).
Benoît XVI vient d’ailleurs de le confirmer, insistant sur le caractère particulier de la responsabilité des législateurs. L’exhortation apostolique Sacramentum caritatis comporte un n. 83 intitulé significativement « cohérence eucharistique » qui rappelle que le « culte agréable à Dieu… requiert un témoignage public de notre foi » :
Évidemment, cela vaut pour tous les baptisés, mais s’impose avec une exigence particulière pour ceux qui, par la position sociale ou politique qu’ils occupent, doivent prendre des décisions concernant les valeurs fondamentales (vie, mariage, liberté d’éducation, bien commun sous toutes ses formes) non négociables. Par conséquent, les hommes politiques et les législateurs catholiques, conscients de leur grave responsabilité sociale, doivent se sentir particulièrement interpellés par leur conscience, justement formée, pour présenter et soutenir des lois inspirées par les valeurs fondées sur la nature humaine.
Or c’est à cette phrase qu’est précisément attachée la référence à la « Note » de 2002.
Les clarifications publiées par le Fr. Jean-Miguel Garrigues sur la conscience de l’électeur chrétien et sur l’interprétation de la Note Ratzinger font progresser un débat qui, sans nul doute, restera longtemps ouvert en raison de sa nature. Elles esquissent une conclusion où nous pouvons cependant nous rejoindre concrètement, tout en cheminant par des voies différentes, et qui renvoie précisément à la réponse du cardinal Ratzinger aux évêques américains sur la latitude morale de l’électeur chrétien. Voter pour un candidat dans le but de remettre en cause une valeur non négociable, ou parce que cette remise en cause figure dans son programme est rigoureusement proscrit. L’électeur doit donc distinguer en prudence les intentions générales du candidat qui peuvent laisser place à une marge d’appréciation (morale et politique), et le projet explicitement formulé de faire voter telle nouvelle loi attentatoire aux principes fondamentaux de la morale qui constituerait un élément-clé de son programme.
Dans cette appréciation prudentielle du « meilleur possible », les options concrètes de chacun (voter pour tel ou tel, s’abstenir ou voter “blanc”) peuvent différer légitimement sans remettre en cause leur communion d’inspiration et leur droiture morale : elles sont d’ordre politique, avec tout l’imperfection qui s’y attache et l’aléa d’efficacité dont on ne pourra juger qu’au terme de la route.
L’imperfection à laquelle l’électeur est confronté ici ne concerne évidemment pas les principes auxquels il entend se référer, ni à l’option éventuelle d’une « morale de situation » qui le livrerait à l’incohérence ; elle tient simplement au réel dans lequel il se meut et au sein duquel il lui appartient d’avancer.
Qu’il s’abstienne ou qu’il dépose un bulletin dans l’urne, l’électeur devra donc se référer aux “raisons proportionnées”, selon l’expression utilisée dans la réponse de 2004, qui justifient son choix : c’est-à-dire porter un jugement personnel sur les voies et moyens par lesquelles sera réalisé ici et maintenant le bien commun de notre pays.
“Être digne de recevoir la Sainte Communion,
principes généraux.”
Memorandum aux évêques américains (extrait)
Un catholique peut-il voter pour un candidat catholique favorable à l'avortement, sans s'exclure lui-même à son tour de la communion eucharistique ?
Un catholique serait coupable de coopération formelle avec le mal, et serait donc indigne de recevoir la sainte communion, s'il devait délibérément voter pour un candidat précisément en raison de la position permissive du candidat sur l'avortement et/ou l'euthanasie [if he were to deliberately vote for a candidate precisely because of the candidate’s permissive stand on abortion and/or euthanasia]. Quant un catholique ne partage pas la position d'un candidat en faveur de l'avortement et/ou de l'euthanasie, mais vote pour ce candidat pour d'autres raisons, on considère cet acte comme une coopération matérielle éloignée [remote material cooperation], permise en vertu de raisons proportionnées.
Cardinal Joseph Ratzinger,
Juillet 2004.
Voir et écouter aussi :
Les vidéos coup de coeur de KTO. (Liens tout en bas de la page)
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