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Publié par Walter Covens

2. La question de la succession

a) Le principe de la succession en général
    Que le Nouveau Testament, dans tous ses grands filons et traditions, connaisse la primauté de Pierre, cela est incontestable. La vraie difficulté surgit dès que l'on se pose la seconde question: peut-on fonder l'idée d'une succession de Pierre? La troisième question, qui lui est liée, est encore plus difficile: peut-on justifier d'une manière crédible la succession romaine de Pierre? En ce qui concerne la première question nous devons avant tout constater que, dans Nouveau Testament, il n'y a pas d'affirmation explicite de la succession de Pierre. En vérité, on ne doit pas s'en étonner dans la mesure où les Évangiles, tout comme les grandes épîtres pauliniennes, ne traitent pas du problème d'une Église post-apostolique, ce qui, du reste, doit être vu comme un signe de fidélité à la tradition de la part des Évangiles. Par ailleurs, il est possible de rencontrer indirectement ce problème dans les Évangiles, si l'on donne raison au principe méthodologique de l'histoire des formes, selon lequel n'a été reconnu comme faisant partie de la tradition que ce qui a été ressenti d'une certaine manière comme important pour le moment actuel, dans le milieu correspondant de cette tradition. Cela devrait vouloir dire, par exemple, que Jean, vers la fin du premier siècle, c'est-à-dire alors que Pierre était mort depuis longtemps, n'a aucunement considéré sa primauté comme quelque chose qui appartenait au passé mais comme quelque chose qui restait actuel pour l'Église.

    Certains croient donc - peut-être avec un peu trop de fantaisie - pouvoir découvrir dans la « concurrence» entre Pierre et le « disciple que Jésus aimait », une répercussion des tensions entre la revendication romaine de la primauté et la conscience de soi du Siège d'Éphèse et de l'Église de l'Asie mineure. Ce serait de toute façon un témoignage très précoce, et de plus immanent à la Bible, du fait que l'on retenait que la ligne pétrinienne continuait à Rome. Mais nous ne devons en aucune manière nous appuyer sur des hypothèses aussi incertaines. Au contraire, l'idée fondamentale me semble juste, selon laquelle les traditions néo-testamentaires ne répondent jamais à un pur intérêt de curiosité historique mais portent en elles la dimension de l'actualité et font toujours apparaître les choses à partir de l'aspect pur et simple du passé, sans pour autant annuler l'autorité spéciale de l'origine.

    Du reste, ces mêmes scientifiques ont proposé des hypothèses sur la succession qui nient le principe même. O. Cullmann, par exemple, repousse de manière très unilatérale l'idée de succession, mais croit cependant pouvoir démontrer que Pierre aurait été remplacé par Jacques et que celui-ci aurait assumé la primauté précédemment exercée par le premier des Apôtres. Bultmann, à partir de la mention des trois colonnes en Galates 2, 9, croit pouvoir conclure que l'on aurait parcouru le chemin d'une direction personnelle à une direction collégiale, et qu'un collège aurait pris la suite pour assurer la succession de Pierre. Il n'est pas besoin de discuter ces hypothèses ou d'autres semblables; leur fondement est plutôt faible. Mais on démontre ainsi que l'idée de la succession ne peut être éludée, si l'on considère la parole transmise vraiment comme un espace ouvert à l'avenir. Dans les écrits du Nouveau Testament qui se situent au moment du passage à la seconde génération ou qui lui appartiennent déjà - spécialement dans les Actes des Apôtres et dans les Lettres pastorales -, le principe de la succession prend en effet une forme concrète. La conception protestante selon laquelle la « succession » ne se trouve que dans la Parole comme telle, mais non pas dans les « structures » quelles qu'elles soient, se révèle être anachronique, sur la base des formes effectives de la tradition néo-testamentaire. La Parole est liée à un témoin, lequel garantit son caractère sans équivoque, qu'elle ne possède pas comme pure Parole confiée seulement à elle-même. Mais le témoin n'est pas un individu qui subsiste pour lui-même et en lui-même. Il est aussi peu témoin par lui-même et par sa capacité à se souvenir que Simon peut être un roc en vertu de ses propres forces. Il est témoin non pas en tant qu'il est « chair et sang » mais par son lien avec l'Esprit, le Paraclet qui est garant de la vérité et qui ouvre la mémoire. C'est lui qui, de son côté, lie le témoin au Christ. En effet, le Paraclet ne parle pas de lui-même mais prend de « ce qui lui appartient » (c'est-à-dire de ce qui est au Christ: Jn 16, 13). Ce lien avec l'Esprit et avec sa manière d'être - « Il ne donne pas de lui-même, mais il dit ce qu'il a entendu » - est appelé, dans le langage de l'Église, « sacrement ». Le sacrement désigne la triple imbrication entre Parole, témoin, Esprit Saint et Christ, qui décrit la structure spécifique de la succession néo-testamentaire. Du témoignage des Lettres pastorales et des Actes des Apôtres, on peut tirer avec une certitude absolue que déjà la génération apostolique a donné à cette imbrication réciproque entre personne et parole, dans l'actualité de foi de l'Esprit et du Christ la forme de l'imposition des mains.

b) La succession de Pierre à Rome
    La figure néo-testamentaire de la succession ainsi constituée, dans laquelle la Parole est soustraite à l'arbitraire humain précisément parce qu'elle implique le témoignage, a dû très souvent faire face à un modèle essentiellement intellectuel et anti-institutionnel, que nous connaissons dans l'histoire sous le nom de gnose. Ici sont érigés en principe la libre interprétation et le développement spéculatif. Devant la prétention intellectuelle qu'avance ce courant, très vite le renvoi à des témoins singuliers n'est plus suffisant. Des points de référence à ces témoignages devinrent nécessaires, que l'on trouva dans ce que l'on appelle les sièges apostoliques, c'est-à-dire en ces lieux où les Apôtres furent à l'œuvre. Les sièges apostoliques deviennent les points de référence de la véritable communio. À l'intérieur de ces points de référence, cependant, on donne encore un critère précis, qui résume en lui tous les autres (ainsi, clairement, chez Irénée de Lyon) : l'Église de Rome, où Pierre et Paul ont souffert leur martyre. Toute Église doit être en accord avec elle; elle est vraiment le critère de la tradition apostolique authentique. Au reste, Eusèbe de Césarée, dans la première rédaction de son Histoire ecclésiastique, a fait une description de ce principe: la marque de la succession apostolique se concentre dans les trois sièges pétriniens de Rome, Antioche et Alexandrie, parmi lesquels Rome, en tant que lieu du martyre, est encore une fois, le siège prééminent de ces trois sièges pétriniens, celui qui est véritablement décisif.

    Ceci nous amène à une constatation de la plus grande importance: la primauté romaine, c'est-à-dire la reconnaissance de Rome comme critère de la foi authentiquement apostolique, est plus ancienne que le canon du Nouveau Testament en tant qu'« Écriture Sainte ». Il faut se garder à ce propos d'une illusion presque inévitable. « L'Écriture » est plus récente que les « écrits » dont elle est constituée. Pendant longtemps l'existence de chacun des écrits n'a pas encore donné lieu au « Nouveau Testament » en tant qu'Écriture Sainte, c'est-à-dire comme Bible. Le recueil des écrits dans l'Écriture est bien plutôt l'œuvre de la tradition, qui commença au IIe siècle, mais qui, d'une certaine manière, ne parvint à son terme qu'aux IVe et Ve siècles. Un témoin au-dessus de tout soupçon comme Harnack a signalé à cet égard que, avant la fin du Ile siècle, s'imposa à Rome un canon des « livres du Nouveau Testament » selon le critère de l'apostolicité et de la catholicité, critère qui fut suivi peu à peu également par les autres Églises, « à cause de sa valeur immanente et de la force de l'autorité de l'Église romaine ». Nous pouvons donc affirmer: l'Écriture est devenue Écriture par la Tradition dont fait partie comme élément constitutif, précisément à l'intérieur de ce processus, la « potentior principalitas » - l'autorité originaire prévalente - de la chaire de Rome.

    En second lieu, un autre élément est devenu ainsi évident: le principe de la Tradition, dans sa configuration sacramentelle comme succession apostolique, était constitué pour l'existence et la continuation de l'Église. Sans ce principe, il est absolument impossible d'imaginer un Nouveau Testament, et on se débat dans une contradiction quand on veut affirmer l'un et nier l'autre. Nous avons vu en outre que, dès le début, s'est instaurée à Rome une série traditionnelle des noms des évêques en tant que série de la succession. Nous pouvons ajouter que Rome et Antioche, en tant que sièges de Pierre, avaient conscience de se trouver dans la succession de la mission de Pierre et que, assez vite, Alexandrie fut elle aussi incluse dans le groupe des sièges pétriniens en tant que lieu de l'activité de Marc, disciple de Pierre. Mais le lieu du martyre apparaissait donc clairement comme le détenteur principal de l'autorité pétrinienne suprême, et joue un rôle de prééminence dans la formation de la Tradition ecclésiale naissante et en particulier dans la formation du Nouveau Testament comme Bible. Ce lieu appartient à ses conditions essentielles de possibilité, qu'elles soient internes ou externes. Il serait passionnant de montrer l'influence sur tout cela de l'idée que la mission de Jérusalem est passée à Rome, raison pour laquelle initialement, Jérusalem ne fut le lieu d'aucun « patriarcat » mais ne fut jamais, non plus, siège métropolitain. Jérusalem demeure désormais à Rome et, avec le départ de Pierre, son titre de prééminence s'est transporté de là dans la capitale du monde païen. Mais considérer cela de près nous entraînerait trop loin de notre thème. Je pense cependant que l'essentiel est devenu évident: le martyre de Pierre à Rome fixe le lieu où sa fonction continue. Cette conscience apparaît déjà dès le 1er siècle, à travers la première Lettre de Clément, mais tout cela ne s'est développé en détail, à dire vrai, que lentement.
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