Il nous faut maintenant examiner d'un peu plus près ce texte central de la tradition sur Pierre. Étant donné la signification que la parole du Seigneur sur le fait de lier et de délier a reçue dans l'Église catholique, on ne peut s'étonner que toutes les polémiques confessionnelles se répercutent et se reflètent dans l'exégèse, tout comme les oscillations internes à la théologie catholique elle-même. Alors que la théologie libérale protestante a trouvé des motifs de contester que ces paroles aient Jésus pour origine, entre les deux Guerres Mondiales, même parmi les théologiens protestants, une sorte de consensus s'est affirmé, selon lequel on acceptait avec une assez grande unanimité que ces paroles avaient bien Jésus pour origine. Dans le nouveau climat théologique qui s'est créé après la guerre, ce consensus s'est très vite rompu. On ne peut s'étonner que, dans l'atmosphère de l'après-Concile, même les exégètes du côté catholique se soient éloignés toujours davantage de la thèse attribuant ces paroles à Jésus. On va désormais à la recherche des situations de l'Église primitive dans lesquelles ces paroles doivent s'insérer et l'on pense le plus souvent - avec Bultmann - aux plus anciennes communautés palestiniennes, respectivement à Jérusalem ou bien encore à Antioche, dans l'hypothèse où l'on doit situer en cet endroit le lieu de la formation de l'Évangile de Matthieu. Mais à dire vrai, il y a aussi d'autres opinions. Ainsi, récemment, J. M. Van Cangh et M. van Essbroeck, à la suite des observations de H. Riesenfeld, ont mis nouvellement en lumière le contexte juif du récit de Matthieu et proposent donc des considérations dignes de la plus grande attention: elles confirment la grande antiquité du texte et font ressortir plus clairement sa profondeur théologique, bien au-delà de ce qui était connu jusqu'ici. Nous ne pouvons ici entrer dans tous ces débats. Du reste, il n'est pas nécessaire de le faire et cela pour deux raisons: d'un côté, nous avons vu que la substance de ce qui est affirmé chez Matthieu a son correspondant dans toutes les strates de la tradition présentes dans le Nouveau Testament, quelles que soient les constructions divergentes de celles-ci. On ne peut expliquer une telle unité de la tradition que par une origine en Jésus lui même. Mais nous n'avons pas besoin de nous attarder plus longtemps sur ces discussions également pour un motif de réflexion théologique: pour celui qui lit la Bible comme Parole de Dieu dans la foi de l'Église, la validité d'une parole ne dépend pas d'hypothèses historiques sur sa forme la plus ancienne et sur son origine. Que ces hypothèses n'aient qu'une brève existence, quiconque a écouté pendant un moment les propositions des exégètes le sait bien. Pour le croyant, une parole de Jésus qui se trouve dans l'Écriture Sainte ne reçoit pas sa force contraignante du fait que la majorité des exégètes contemporains la reconnaît comme telle, et elle ne perd pas sa validité quand le contraire se vérifie. En d'autres termes, la garantie de la validité ne provient pas de constructions hypothétiques aussi fondées qu'elles puissent être, mais bien plutôt de leur appartenance au canon de l'Écriture, que la foi de l'Église garantit comme parole de Dieu, c'est-à-dire comme fondement sûr de notre existence.
Ceci dit, naturellement il est cependant important de comprendre le plus exactement possible, par l'intermédiaire des instruments de la science historique, la structure et le contenu d'un texte. Lobjection principale de l'époque libérale contre l'origine en Jésus lui-même de cette expression de vocation, consistait dans le renvoi au fait qu'est employé ici le mot « Église» (ekklesia) qui, dans les Évangiles, n'apparaît qu'ici et en Matthieu 18, 17. Quand on présuppose avec certitude que Jésus n'a pas pu vouloir d'Église, alors cet usage linguistique apparaît comme un anachronisme significatif qui révélerait la création tardive de cette parole dans le contexte de l'Église déjà naissante. En opposition à cela, l'exégète évangélique A. Oepke a attiré l'attention sur le fait qu'on ne peut jamais être totalement tranquilles quand on se base sur de telles statistiques verbales. Il a signalé que, par exemple, dans toute la Lettre aux Romains de saint Paul, le mot « croix» n'apparaît jamais alors que sans aucun doute la Lettre est imprégnée du début à la fin de la théologie de la croix qui est celle de l'Apôtre.
Devant ce type de remarque, il faut donc accorder plus d'importance à la forme littéraire du texte, à propos de laquelle le porte-parole indiscuté de la théologie libérale, A. Harnack, a dit: « Il y a peu de passages plus longs dans les Évangiles où transparaisse aussi sûrement le fonds araméen de la pensée et de la forme, que dans cette péricope extrêmement ramassée ». Bultmann s'est lui aussi exprimé d'une manière tout à fait similaire: « Je ne vois pas comment on pourrait attribuer autrement les conditions de son origine, sinon dans la communauté originaire de Jérusalem ». Araméenne est la formule d'introduction: « Heureux es-tu»; araméen est le nom, que l'on n'explique pas, de Bar-lona, tout comme sont araméens les concepts qui suivent comme « portes de l'enfer », « clefs du Royaume des cieux », « lier et délier », « sur la terre et dans les cieux ». Le jeu de mots sur le vocable « pierre » (tu es pierre et sur cette pierre ... ) ne marche pas du tout en grec, puisque devient alors nécessaire un changement de genre entre Pierre et pierre: ainsi, nous pouvons ici aussi entendre résonner en transparence le mot araméen Cephas et percevoir la voix même de Jésus.
Passons à l'interprétation que, encore une fois, nous ne pouvons faire que pour quelques points principaux. Nous avons déjà parlé du symbolisme « roc-pierre », en observant qu'ainsi Pierre apparaît comme mis en parallèle avec Abraham. Sa fonction pour le nouveau peuple, l'Ekklesia, revêt une signification cosmique et eschatologique qui correspond au rang de ce peuple. Pour comprendre la manière dont Pierre est un roc, prérogative qu'il ne possède pas par lui-même, il est utile de garder en mémoire la suite du récit de Matthieu. Non pas à partir « de la chair et du sang » mais par révélation du Père, il avait exprimé au nom des Douze qu'il reconnaissait le Christ. Quand, par la suite, Jésus expliqua la forme et la voie du Christ en ce monde, prophétisant sa mort et sa résurrection, alors ce furent la chair et le sang qui répondirent: Pierre « se mit à le morigéner » : « Non, cela ne t'arrivera point! » 06,22). Et Jésus lui répliqua: « Passe derrière moi, Satan! Tu me fais obstacle (skandalon) ... » (verset 23). Celui qui, par don de Dieu, peut être un roc solide, est par lui-même une pierre le long de la route, une pierre qui fait trébucher. La tension entre le don qui vient du Seigneur et ses propres capacités devient si évidente qu'elle provoque l'étonnement. D'une certaine manière, c'est tout le drame de l'histoire de la papauté qui est ici anticipé, au cours duquel nous rencontrons toujours les deux éléments: celui par lequel la papauté, grâce à une force qui ne vient pas d'elle-même, demeure le fondement de l'Église, et cet autre élément qui fait que, dans le même temps, les papes, par les caractéristiques typiques de leur humanité, deviennent toujours à nouveau un scandale parce qu'ils veulent précéder le Christ plutôt que le suivre; parce qu'ils croient, avec leur logique humaine, qu'ils doivent lui préparer la route que lui seul, au contraire, peut déterminer. « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes» (16, 23).
En ce qui concerne la promesse que le pouvoir de la mort ne l'emportera pas sur le roc (ou sur l'Église?), nous trouvons un parallèle dans la vocation du prophète Jérémie, à qui il fut dit au début de sa mission: « Voici que moi, aujourd'hui même, je t'ai établi comme ville fortifiée, colonne de fer et rempart de bronze devant tout le pays: les rois de Juda, ses princes, ses prêtres et le peuple du pays. Ils lutteront contre toi, mais ils ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi pour te délivrer » (Jr 1, 18 ss). Ce qu'écrit A. Weiser sur ce passage de l'Ancien Testament peut très bien servir à expliquer aussi cette promesse de Jésus à Pierre: « Dieu exige tout le courage d'une confiance inconditionnelle en sa puissance extraordinaire, quand il promet ce qui est apparemment impossible, c'est-à-dire de faire de cet homme fragile une « ville fortifiée », une « colonne de fer » et un « rempart de bronze », de sorte qu'il pourra, par lui-même, résister à toute la population du pays et aux détenteurs du pouvoir, comme un vivant rempart de Dieu ... Ce n'est pas l'intangibilité d'un homme de Dieu « consacré » qui lui est assurée ... mais seulement la proximité de Dieu qui le « délivre », et ses ennemis ne l'emporteront pas sur lui (cf. Mt 16, 18) ». Vraiment, la promesse faite à Pierre est encore plus grande que celles qui furent faites aux prophètes de l'ancienne Alliance: ceux-ci ne s'affrontaient qu'aux forces qui viennent de la chair et du sang, Pierre se trouve affronté aux portes de l'enfer, aux forces destructrices des abîmes. Jérémie ne reçoit qu'une promesse personnelle en vue de son ministère prophétique; Pierre obtient une promesse pour l'assemblée du nouveau Peuple de Dieu, qui s'étend à tous les temps, une promesse qui va au-delà du temps de son existence personnelle. À cause de cela, Harnack a pensé qu'est ici prophétisée l'immortalité de Pierre et en un certain sens, il a bien saisi le signe: le roc ne sera pas écrasé car Dieu n'abandonnera pas son Église aux forces de destruction.
Le pouvoir des clefs renvoie à la parole de Dieu qui, en Isaïe 22, 22, est adressée à Elyakim auquel, en même temps que les clefs, sont remis « la seigneurie et le pouvoir sur la maison de David ». Mais, également, la parole du Seigneur aux scribes et aux pharisiens, à qui il est reproché de fermer aux hommes le royaume des cieux (Mt 23, 13), nous aide également à comprendre le contenu de cette parole sur le ministère: puisque Pierre est un fidèle administrateur du message de Jésus, il ouvre la porte du royaume des cieux; c'est à lui qu'appartient la fonction de portier, qui doit juger s'il accueille ou s'il refuse d'accueillir (cf. Ap 3, 7). Ainsi la signification de la parole sur les clefs nous rapproche clairement de celle sur le pouvoir de lier et de délier. Cette dernière expression est empruntée au langage rabbinique et signifie, d'une part la pleine autorité dans les décisions doctrinales, et, d'autre part, elle exprime aussi le pouvoir disciplinaire, c'està-dire le droit d'infliger ou d'enlever l'excommunication.
Le parallélisme « sur la terre et dans les cieux » affirme que les décisions ecclésiales de Pierre ont également valeur devant Dieu, idée que l'on rencontre sous une forme semblable également dans la littérature talmudique. Si nous prêtons attention au parallèle de la parole de Jésus ressuscité, que nous rapporte Jean 20, 23, il devient évident que, par pouvoir de lier et de délier, on entend essentiellement l'autorité suprême confiée, en la personne de Pierre, à l'Église, de remettre les péchés (cf. aussi Mt 18, 15-18). Il me semble que c'est là un élément d'une très grande importance. Au cœur même du nouveau ministère, qui ôte le pouvoir aux forces de destruction il y a la grâce du pardon. C'est elle qui constitue l'Église. L'Église est fondée sur le pardon. Pierre lui-même représente ce fait en sa personne: lui qui peut être le détenteur des clefs, bien qu'il ait cédé à la tentation, est aussi capable de confesser, et est rétabli par le moyen du pardon. LÉglise est, dans son essence intime, le lieu du pardon et ainsi le chaos est banni en elle. Elle est rassemblée par le pardon et Pierre le représente pour toujours: elle n'est pas la communauté des parfaits mais la communé des pécheurs qui ont besoin du pardon et qu cherchent. Derrière la parole sur l'autorité, devient visible la puissance de Dieu en tant que miséricorde et donc comme pierre angulaire de l'Église. À l'arrière-plan, nous entendons la parole Seigneur: « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades; je suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17). L’Église ne peut apparaître que là où l'homme accepte sa vérité, et cette vérité consiste précisément dans le fait qu'il a besoin de la grâce. Là où l'orgueil l'empêche d'accéder à cette connaissance, il ne trouve pas la route qui mène à Jésus. Les clefs du royaume des cieux sont les paroles du pardon, que sûrement aucun homme ne peut prononcer de lui-même, mais que seule la puissance de Dieu garantit. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre également pourquoi cette péricope est suivie immédiatement d'une annonce de la passion: par sa mort, Jésus a barré la porte à la mort, la puissance des enfers, et ainsi il a expié toutes les fautes, de sorte que de cette mort découle continuellement la force du pardon.