Le chapitre 21 de l'évangile selon S. Jean forme une sorte d'épilogue, après une première conclusion. Il n'y a pas de doute sur sa canonicité, mais son rédacteur humain, tout en s'appuyant sur l'autorité de saint Jean, pourrait être un de ses disciples. Il relate une dernière rencontre entre le Christ ressuscité et quelques uns de ses aprôtres, parmi lesquels S. Pierre est incontestablement au premier plan. Souvent, quand on parle de la primauté de Pierre, on pense aussitôt au passage de Mt 16, 16: "Tu es Pierre..." Mais on oublie que dans le Nouveau Testament, le nom de Pierre est prononcé 154 fois, et, quand il est nommé en même temps que d'autres apôtres, toujours en premier. Selon la première épître de Paul aux Corinthiens, le Christ ressuscité apparaît d'abord à Céphas puis aux Douze (15,5).
Très tôt, les premières communautés chrétiennes d'Orient et d'Occident ont compris l'Evangile comme allant dans le sens de la primauté de Pierre et du siège de Rome. Durant tout le premier millénaire, cette primauté n'a jamais été remise en question. En témoignent les écrits de grands évêques d'Antioche, de Smyrne, invitant à recourir à l'Eglise de Rome en cas de conflit. Eusèbe de Césarée (v. 333) écrit:
Simon, appelé Pierre, partit de Capharnaüm, ville de Galilée, porta la lumière de la connaissance divine dans l'âme d'innombrables hommes et se fit connaître dans la monde entier jusqu'aux terres de l'Occident. Et son souvenir persiste encore jusqu'à ce jour chez les Romains, plus vivant que celui de tous ceux qui l'ont précédé, au point qu'il obtint l'honneur d'avoir un magnifique tombeau devant la ville, un tombeau vers lequel accourent, comme vers un sanctuaire et un temple de Dieu, des foules innombrables de tout l'empire romain.
Parmi tous les passages évangéliques qui illustrent la primauté de Pierre, le passage d'aujourd'hui est vraiment très émouvant et très important. Les dialogues de Jésus dans l'évangile ne sont jamais des conversations banales. Parmi ceux relatés par S. Jean dans son évangile, et qui sont d'une profondeur particulière, celui avec Pierre est certainement un des plus marquants.
Le lieu où se déroule cette scène nocturne a été identifié avec un très ancien port de pêche, proche du lieu de la multiplication des pains (Tabgha), au bord du lac de Tibériade. On y a édifié, sur les ruines d'anciennes chapelles, la chapelle de la Primauté de Pierre. En 1964, le pape Paul VI visita cette chapelle construite en blocs de basalte noir sur le rocher où, pense-t-on, Jésus avait fait brûler un feu nocturne avant de parler à Pierre. (Ce feu évoque le feu auquel se chauffait Pierre au moment où il a lamentablement renié son Maître.) En 2000, Jean-Paul II vint également prier dans ce Lieu saint. À peine quelques semaines plus tard, j'ai eu l'occasion, avec un groupe de Martiniquais, de m'y rendre moi-même pour la deuxième fois.
Cet épilogue est extrêmement intéressant pour distinguer l'amour de charité (en grec agapè) de l'amour d'amitié (philia). La nuance est difficile à rendre dans une traduction française du texte. Le Christ demande par trois fois à Pierre s'il l'aime d'agapè. Pierre n'osera pas affirmer cet amour vrai et se contente, d'après le texte grec, de parler de philia. Cette distinction signifie pour les Pères de l'Église que le chemin de Pierre vers l'amour véritable n'était pas encore achevé. Il le sera dans le martyre. Pour l'heure, Jésus s'en contentera. Je pense ici au beau texte d'un auteur resté anonyme intitulé: "Aime-moi tel que tu es... N'attends pas d'être un saint pour te livrer à l'Amour, sinon tu n'aimeras jamais."
La triple demande du Christ manifeste la primauté de l'amour sur le mal - sur le triple reniement de Pierre, dont le pardon est manifesté, et comme accompli par la triple profession d'amour de Pierre. (Contrairement à Judas, qui s'est tué par remords, dans un élan de rage, sans croire au pardon du Christ, Pierre a pleuré et s'est repenti.)
Ce faisant, le Christ investit Pierre comme le pasteur du troupeau de l'Eglise. Cette primauté de Pierre (et de ses successeurs) n'avait été qu'annoncée, sous forme de promesse, dans la parole : "Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise". La primauté de Pierre avait été promise par Jésus sur la base de sa profession de foi. Jésus confirme cette primauté sur la base de son amour.
Amour et vérité apparaissent ainsi comme les deux pôles de la mission confiée aux successeurs de saint Pierre. (Card. Ratzinger)
Ignace, appelé aussi Théophore, à l'Église, objet de la miséricorde et de la munificence du Père très haut et de Jésus-Christ, son Fils unique ; à cette Eglise aimée de Dieu et illuminée par la volonté de celui qui a voulu tout ce qui existe, en vertu de la charité de Jésus-Christ, notre Dieu ; à l'Église qui préside dans la capitale des Romains, sainte, vénérable, bienheureuse, digne d'éloges et de succès, à l'Église toute pure qui préside à la charité et qui a reçu la loi du Christ et le nom du Père : salut, au nom de Jésus-Christ, Fils du Père, aux fidèles attachés de corps et d’âme à tous ses commandements, remplis pour toujours de la grâce de Dieu, et pure de tout élément étranger, je souhaite une pleine et sainte allégresse en Jésus-Christ, notre Dieu.
C'est ainsi que S. Ignace, évêque d'Antioche, commence sa lettre aux Romains. Et le Cardinal Ratzinger de commenter:
Présider dans la charité, c’est avant tout précéder «dans l’amour du Christ». (...) Paître le troupeau du Christ et aimer le Seigneur sont la même chose. C’est l’amour du Christ qui guide les brebis sur la bonne voie et édifie l’Église. (...) L’essence du christianisme est le Christ – non pas une doctrine, mais une personne, et évangéliser, c’est conduire à l’amitié avec le Christ, à la communion d’amour avec le Seigneur, qui est la véritable lumière de notre vie. Présider dans la charité signifie – répétons-le – précéder dans l’amour du Christ.
Et d'ajouter:
Mais l’amour du Christ implique la connaissance du Christ – la foi – et implique la participation à l’amour du Christ: porter les fardeaux les uns des autres, comme le dit saint Paul. La Primauté, dans son essence intime, n’est pas un exercice de pouvoir, mais c’est «porter les fardeaux des autres», c’est la responsabilité de l’amour. L’amour est précisément le contraire de l’indifférence à l’égard de l’autre, il ne peut admettre que s’éteigne dans l’autre l’amour du Christ, que l’amitié et la connaissance du Seigneur puissent s’atténuer, que «le souci du monde et la séduction de la richesse étouffent cette parole» (Mt 13,22). (...) L’amour serait aveugle sans la vérité. Et c’est pourquoi celui qui doit précéder dans l’amour reçoit du Seigneur la promesse: «Simon, Simon... mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas» (Lc 22,32). Le Seigneur voit que Satan cherche «pour vous cribler comme le froment» (Lc 22,31). Alors que cette épreuve concerne tous les disciples, le Christ prie en particulier «pour [lui]» – pour la foi de Pierre et sur cette prière est fondée la mission «Confirme tes frères». La foi de Pierre ne vient pas de ses propres forces – l’indéfectibilité de la foi de Pierre est fondée sur la prière de Jésus, le Fils de Dieu: «J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas». Cette prière de Jésus est le fondement sûr de la fonction de Pierre pour tous les siècles.
Mais aussi:
L’amour du Christ est l’amour pour les pauvres, pour les personnes qui souffrent. (...) L’amour du Christ n’est pas quelque chose d’individualiste, d’uniquement spirituel – il concerne la chair, il concerne le monde et doit transformer le monde.
Et enfin:
Présider dans la charité concerne enfin l’Eucharistie, qui est la présence réelle de l’amour incarné, présence du Corps du Christ offert pour nous. L’Eucharistie crée l’Église, crée ce grand réseau de communion, qui est le Corps du Christ, et crée ainsi la charité. Dans cet esprit, nous célébrons, avec les vivants et avec les défunts, la Messe – le sacrifice du Christ, d’où jaillit le don de la charité.
Le Christ annonce à Pierre son martyre : "Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c'est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t'emmener là où tu ne voudrais pas aller." Effectivement, Pierre mourra à Rome, crucifié la tête en bas, dans le Cirque sur l'emplacement duquel on construira la basilique Saint-Pierre de Rome. (Avant de mourir, Pierre a vu de ses yeux l'obélisque qui se dresse au milieu de la Place Saint-Pierre ; on situe l'emplacement de son martyre dans l'actuel transept gauche de la basilique, où précisément figure en latin l'inscription "Pierre, m'aimes-tu ?" sur l'architrave).
En mourant martyr, Pierre accomplit la perfection de son amour pour le Christ - la philia devient agapè. Le soir du Jeudi-Saint, Jésus avait déclaré : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis." (Jn 15,13) C'est donc sur la foi et l'amour de Pierre allant finalement jusqu'au martyre qu'est construite l'Eglise. Dès lors, le fait que le "Saint-Siège" soit situé, non pas à Jérusalem, mais à Rome, chaire et lieu du témoignage ultime de Pierre, prend tout son sens. La véritable chaire de S. Pierre, c'est la croix sur laquelle il est mort à Rome.
Rendons grâce au Seigneur ressuscité pour saint Pierre et pour tous ces grands Papes qu'il nous a donnés, et prions afin que nous soyons dociles à leur enseignement et sensibles à leur charité. Qu'à leur exemple, nous ne prétextions pas de notre misère pour ne pas aimer l'Amour tel que nous sommes, mais qu'en nous laissant mener là où nous ne voulons pas aller ("le vent souffle où il veut", et non pas où nous voulons...) un jour nous soyons trouvés dignes du "plus grand amour".