Derrière ces questions, on peut entendre la parole du Seigneur: "Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre" (Mt 5, 39-40). On dira que c'est une hyperbole orientale, un idéal inaccessible, un paradoxe pédagogique. On dira finalement qu'il ne faut pas prendre l'Évangile au pied de la lettre. Pourtant cette parole, incisive comme le glaive, nous touche et même nous fascine. La preuve, c'est que personne ne peut l'oublier. Saint Paul en donnera une traduction: "Sois vainqueur du mal par le bien" (Rm 12, 21; cf. 1 Th 5, 15). Parmi toutes les réponses possibles à une agression - la colère, la vengeance, la revendication, la désolation, le mépris, ou simplement l'indifférence - il y a cette réponse déroutante qui est la douceur, la patience, la compassion, le pardon; c'est ce que Saint Paul appelle le fruit de l'Esprit; c'est le visage concret de la charité (Ga 5, 22-23; 1 Co 4-7); c'est la réponse du Christ à ceux qui le crucifient.
Au fait: pourquoi la joue droite? Notre professeur d'Écriture sainte, avec son accent et son humour de provençal, nous faisait observer la différence entre la claque presque amicale, paume ouverte frappant à plat la joue gauche, et la gifle, revers oblique qui atteint la joue droite et qui humilie ; c'est le geste du mépris et du rejet. Même dans ce cas, Jésus me demande de ne pas riposter coup pour coup, de ne pas m'enfuir non plus, mais de rester là, vulnérable, seule façon de briser la fatalité de la violence.
Il ne faut pas dire trop vite que c'est impossible. Le pasteur Wilkerson, dans son livre La Croix et le poignard, raconte comment la Providence l'a conduit dans l'univers des jeunes voyous de New York. Le chef de bande, excédé de ses sermons et de leur influence grandissante auprès de ses copains, le menace de le découper en morceaux. Le pasteur lui répond: Tu peux le faire, mais sache que chaque morceau dira encore Je t'aime. On pourrait encore citer le moine de l'Atlas s'adressant d'avance au frère qui le tuera, Nijole Sudanaite devant le K.G.B (Un sourire au goulag, A.E.D.), frère Genièvre devant le tyran Niccole (Fioretti de saint François d'Assise) et tant de martyrs qui offrent leur vie pour leurs bourreaux. Mais ces géants de l'amour ne doivent pas nous faire oublier tous ceux qui, dans la vie quotidienne, mettent la paix là où il y a la guerre, la tendresse là où il y a la cruauté. Est-ce de la folie? de l'héroïsme? Ou l'audace d'aimer comme Jésus: inconditionnellement?
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut jamais réagir, ou qu'il faut tout accepter. Quand on est seul en cause, on peut renoncer à faire valoir son bon droit: "À qui veut te citer en justice et prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau." (Mt 5, 40) Mais quand le bien particulier d'une personne ou le bien commun d'une société est en cause, la charité exige qu'on respecte et qu'on fasse respecter la justice. Les biens, la santé, l'honneur, à plus forte raison la vie (corporelle et spirituelle) de nos frères ne peuvent être abandonnés au pouvoir du méchant. Par charité pour nos ennemis eux-mêmes, nous serons parfois amenés à leur tenir tête. Cela va du débat où l'on apporte la contradiction jusqu'à l'action en justice, de la légitime défense jusqu'à la guerre, lorsqu'elles sont hélas nécessaires. Dans toutes ces situations limites, on reconnaît néanmoins un disciple du Christ à deux choses: il n'entretient pas de haine et il a recours à la force seulement si tous les autres moyens ont échoué, à l'image de Jeanne d'Arc boutant les Anglais hors de France.