Le Fils, c'est celui qui provient du Père. L'analogie de la filiation, nous la saisissons tout de suite parce que nous en avons l'expérience. Nous sommes, tous, fils d'un tel, et donc nous comprenons très bien ce qu'est le fils, celui qui manifeste sa source et qui est la gloire de sa source. La gloire d'un père, c'est d'avoir des fils et des filles intelligents. La gloire d'un père, c'est d'avoir des enfants dignes et qui pourront dépasser leurs parents, aller plus loin qu'eux.
Le verbe, c'est quelque chose de plus intérieur, de plus mystérieux. C'est le fruit de la contemplation, le fruit d'une connaissance amoureuse, et c'est un fruit que nous portons au-dedans de nous-mêmes - ce qui n'est pas le cas du fils. Celui-ci, la mère le porte un certain temps en elle, mais ensuite il faut bien qu'elle dépose son fardeau. Pour son développement, sa croissance, il faut que l'enfant naisse, et qu'il naisse au bon moment, selon le rythme de la nature, selon le rythme de la vie biologique. L'enfant doit naître, sa mère ne peut pas le porter toujours, le garder toujours en elle. Au contraire, un secret, nous le portons toujours au-dedans de nous-mêmes. Ce sont là deux grands fruits de la vie humaine: le fils et le secret, ce secret que nous portons en nous et qui est toute la richesse de notre coeur. Le secret d'amour est contemplatif; dès qu'on aime, on contemple celui qu'on aime. Un fiancé contemple sa fiancée - du moins tant qu'il est fiancé... après, peut-être moins! mais quand il est fiancé, il contemple sa fiancée, il la trouve admirable et plus belle que toutes les autres. Une fois marié, il faut renouveler ce regard, sinon il s'use... parce qu'il est difficile de croître dans l'amour et d'aller toujours plus loin dans ce secret intérieur qui nous possède et qui nous prend.
Le secret reste donc toujours au plus intime de nous-mêmes. Même quand nous le confions aux autres, il reste en nous, comme le secret du Père reste toujours in sinu Patris, "dans le sein du Père" (Jn 1, 18). Voilà pourquoi Jean parle du Verbe, du secret qui est le fruit de la contemplation du Père. En effet, la vie de Dieu est une vie contemplative, ce n'est pas une vie selon la chair et le sang. L'analogie de la procréation est donc loin de Dieu, puisque normalement, la procréation n'est pas contemplative, elle implique tout un devenir. Elle est une oeuvre d'amour, une fécondité d'amour, mais dans la chair et le sang, qui implique le devenir sensible, physique. C'est dans notre monde physique que se réalise la procréation et elle est le chef-d'oeuvre de notre univers physique. Comme le disaient les anciens, tout notre univers est en vue de permettre la procréation. C'est très beau, du reste, et ils avaient le sens de cela. Tout l'univers est pour permettre la procréation.
Il y a quelque chose qui est plus proche de Dieu, c'est notre esprit, ca "Dieu est Esprit" (Jn 4, 24). Or notre epsrit, quand il est parfait - et il l'est grâce à l'amour -, contemple et réalise au-dedans de lui-même un secret qui est le verbe. Il faut bien comprendre cette comparaison, ou plutôt cette analogie. L'analogie est une comparaison, mais une comparaison très subtile. Dans les comparaisons habituelles, artistiques, on regarde la similitude. Dans l'analogie métaphysique, au contraire, on regarde avant tout la diversité; mais à l'intérieur de cette diversité, on découvre quelque chose de commun qui nous aide à préciser et à expliciter ce que nous ne pouvons pas connaître directement.
La seconde personne de la Très Sainte Trinité nous est donc révélée dans le Prologue comme le secret de Dieu. "Au commencement le Secret était" - on peut interpréter ainsi, d'après ce que nous avons dit. Maintenons cependant le texte: Au commencement le Verbe était, car il faut toujours interpréter en rappelant le texte.
Et le Verbe était auprès de Dieu... Ne traduisons pas par "avec"; c'est apud, selon le texte de la Vulgate, et le texte grec est encore plus fort: pros (...), "vers". Et le Verbe était vers Dieu - c'est encore plus beau comme mouvement! En français, il faut mieux dire "auprès", parce que "vers" semble extérieur, alors que "auprès", c'est dans l'intimité. Mais ne disons surtout pas "avec". Le Verbe était auprès de Dieu. Être auprès de quelqu'un ou être avec quelqu'un, ce n'est pas du tout la même chose. On travaille avec quelqu'un - il est très rare qu'on travaille auprès de quelqu'un. Quand on est auprès de quelqu'un, on s'arrête de travailler. Dans les équipes de travailleurs, on travaille avec quelqu'un. Par contre, on prie auprès de quelqu'un, on prie auprès de Marie. Oui, on peut dire qu'on prie avec Marie, mais c'est beaucoup moins fort. On prie auprès de Marie; un tout petit enfant prie auprès de sa mère. Quand on est auprès, on est comme enveloppé; c'est l'enveloppement de celui qui nous porte, en quelque sorte.
Le Verbe était auprès de Dieu, vers Dieu, parce qu'il est tout entier tourné vers Dieu. Il provient du Père et il est tout entier tourné vers le Père, parce que ce secret est une personne vivante, c'est le "Verbe de vie". Et le Verbe était Dieu. Il est donc un avec Celui dont il procède.
Puisque la seconde personne de la Très Sainte Trinité nous est révélée dans ce premier verset, nous pouvons dire, par le fait même, que ce mystère nous révèle tout le mystère de la Très Sainte Trinité. N'est-ce pas, en effet, le Verbe qui nous fait entrer dans le mystère de la Très Sainte Trinité? Et le Verbe, comme nous allons le voir, est la Lumière.
Dans le principe, dans la source, le secret était. Et le secret était vers Dieu, auprès de Dieu, et il était Dieu. Il était dans la source, vers Dieu. Le texte nous révèle donc cette fécondité mystérieuse qui ne détruit pas l'unité. Le mystère de la Très Sainte Trinité, c'est trois personnes dans l'unité, dans l'unité d'être, unité de vie, unité substantielle d'intelligence et d'amour. Et à l'intérieur de cette unité d'être et de vie, il y a une distinction de des personnes. Cela, c'est un mystère, nous n'arrivons donc pas à le comprendre. Nous pouvons seulement montrer que ce n'est pas contradictoire: la division, en effet, provient toujours de la potentialité, et il ne peut donc pas y avoir non plus de division. Il y a une distinction. La division brise l'unité, la distinction ne la brise pas. Et tout l'effort des grands théologiens a consisté à essayer de saisir un peu la distinction qui existe entre les trois personnes divines. Le Père est la source, et le Prologue le nomme comme la source, le principe d'où tout provient. La seconde personne est l'expression de la contemplation du Père, c'est son secret. Et la troisième personne est celle qui procède du Père et du Fils: le Paraclet. Là encore, Jean emploie un terme qui lui est propre: le Paraclet, qui désigne l'Esprit Saint. Mais puisque le Prologue doit nous montrer le mystère du Verbe devenu chair (Jn 1, 14), Jean révèle ici, en premier lieu, le secret qui est dans la source.