Le conseil se donne voirement en faveur de celui qu'on conseille, afin qu'il soit parfait: Si tu veux être parfait, dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et me suis; mais le coeur amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité, ains pour se conformer au désir de Celui qui conseille, et rendre l'hommage qui est dû à sa volonté: et partant, il ne reçoit les conseils sinon ainsi que Dieu le veut. Et Dieu ne veut pas qu'un chacun observe tous les conseils, ains seulement ceux qui sont convenables, selon la diversité des personnes, des temps, des occasions et des forces, ainsi que la charité le requiert; car c'est elle qui, comme reine de toutes les vertus, de tous les commandements, de tous les conseils et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrétiennes, leur donne à tous et à toutes le rang, l'ordre, le temps et la valeur.
Si ton père ou ta mère ont une vraie nécessité de ton assitance pour vivre, il n'est pas temps alors de pratiquer le conseil de la retraite en un monastère; car la charité t'ordonne que tu ailles en effet exécuter son commandement, d'honorer, servir, aider et secourir ton père ou ta mère. Tu es un prince, par la postérité duquel les sujets de la couronne qui t'appartient doivent être conservés en paix et assurés conte la tyrannie, sédition et guerre civile; l'occasion donc d'un si grand bien t'oblige de produire en un saint mariage des légitimes successeurs: ce n'est pas perdre la chasteté, ou au moins c'est la perdre chastement, que de la sacrifier au bien public en faveur de la charité. As-tu une santé faible, inconstante, qui a besoin de grand support? ne te charge donc pas volontairement de la pauvreté effectuelle, car la charité te le défend. Non seulement la charité ne permet pas aux pères de famille de tout vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne d'assembler honnêtement ce qui est permis pour l'éducation et sustention de la femme, des enfants et serviteurs; comme aussi aux rois et aux princes d'avoir des trésors qui, provenus d'une juste épargne et non de tyranniques inventions, servent comme de salutaires préservatifs contre les ennemis vsibles. Saint Paul ne conseille-til pas aux mariés, passé le temps de l'oraison, de retourner au train bien réglé du commerce nuptial (1 Co 7, 5)?
Les conseils sont tous donnés pour la perfection du euple chrétien, mais non pas pour celle de chaque Chrétien en particulier. Il y a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois nuisibles à quelques-uns, qui est une des intentions pour lesquelles Notre-Seigneur dit de l'un d'iceux ce qu'il veut être entendu de tous: Qui peut le prendre, si le prenne; comme s'il disait, ainsi que saint Jérôme expose: Qui peut gagner et emporter l'honneur de la chasteté "comme un prix" de réputation, qu'il le prenne, car il est exposé à ceux qui courront vaillamment. Tous donc ne peuvent pas, c'est-à-dire, il n'est pas expédient à tous d'observer toujours tous les conseils, lesquels étant donnés en faveur de la charité, elle sert de règle et de mesure à l'exécution d'iceux.
Quand donc la charité l'ordone, on tire les moines et religieux des cloîtres pour en faire des cardinaux, des prélats, des curés, voire même on les rédut quelquefois au mariage pour le repos des royaumes, ainsi que j'ai dit ci-dessus. Que si la charité fait sortir des cloîtres ceux qui par voeu solennel s'y étaient attachés, à plus forte raison, et pour moindre sujet, on peut, par l'autorité de cette même charité, conseiller à plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier, voire de prendre les armes et aller en guerre, qui est une profession si dangereuse.
Or, quand la charité porte les uns à la pauvreté et qu'elle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage, les autres à la continence, qu'elle enferme l'un dans le cloître et en fait sortir l'autre, elle n'a point besoin d'en rendre raison à personne; car elle a la plénitude de la puissance en la loi chrétienne, selon qu'il est écrit: La charité peut toutes choses (1 Co 13); elle a le comble de la prudence, selon qu'il est dit: La charité ne fait rienen vain (1 Co 13, 4). Que si quelqu'un veut contester et lui demander pourquoi elle fait ainsi, elle répondra hardiment: Parce que le Seigneur en a besoin (Mt 21, 3). Tout est fait pour la charité, et la charité pour Dieu; tout doit servir à la charité, et elle, à personne, non pas même à son Bien-aimé, duquel elle n'est pas servante, mais épouse, auquel elle ne fait pas service, ains elle lui fait l'amour. Pour cela on doit prendr d'elle l'ordre de l'exercice des conseils: car aux uns elle ordonnera la chasteté et non la pauvreté, aux autrs l'obéissance et non la chasteté, aux autres le jeûne et non l'aumône, aux autres l'aumône et non le jeûne, aux autres la solitude et non la charge pastorale, aux autres la conversation et non la solitude. En somme, c'est une eau sacrée par laquelle le jardin de l'Eglise est fécondé, et bien qu'elle n'ait qu'une couleur sans couleur, les fleurs néanmoins qu'elle fait croître ne laissent pas d'avoir une chacune sa couleur différente: elle fait des Martyrs plus vermeils que la rose, des Vierges plus blanches que le lis; aux uns elle donne le fin violet de la mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage, employant diversement les conseils pour la perfection des âmes qui sont si heureuses que de vivre sous sa conduite.