Si on observe l'utilisation des termes, dans le Nouveau Testament, on constate une différence marquante entre les Évangiles et les lettres apostoliques. Pour désigner la relation des disciples à Jésus, les Évangiles emploient régulièrement le verbe "suivre" (akoloutein) sans faire appel au vocabulaire de l'imitation (mimèsis) qui se rencontre, au contraire, régulièrement dans le corpus paulinien.
La suite du Christ occupe donc la place centrale dans les Évangiles. Elle a de grandes exigences. Les apôtres sont appelés à tout quitter pour suivre Jésus, famille, propriété, métier, afin de mener un nouveau genre de vie sous sa direction (cf. Mt 4, 18-22). Les disciples forment avec Jésus une communauté permanente qui se consacre à l'écoute de sa parole, à l'accompagnement de son ministère et à la proclamation de son message, quand il les envoie en mission (cf. Mt 10). Ils doivent accepter les privations, les épreuves, les persécutions signifiées par l'invitation au renoncement, dans le discoures apostolique (Mt 10, 17-39). Les apôtres s'engagent, a-t-on pu dire, dans une profession nouvelle qui occupe toute la vie. Mais ils sont soutenus par de grandes promesses : devenir des pêcheurs d'hommes (Mt 4, 19), posséder le Royaume des cieux suivant les béatitudes (Mt 5, 3 ss.), siéger un jour auprès du Christ dans sa gloire et juger les douze tribus d'Israël (Mt 19, 28), hériter la vie éternelle (Mt 19, 29).
Le thème de l'imitation du Christ n'est cependant pas absent des Évangiles, même si le mot fait défaut, car Jésus ny apparaît pas seulement comme le maître qui enseigne ; il se présente aussi comme le modèle à suivre. L'appel à l'imitation est implicite dans la parole qui définit le disciple après la première annonce de la passion : "Si quelquun veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et quil me suive" (Mt 16, 24). Suivre Jésus, c'est l'imiter en laissant se reproduire dans sa propre vie le mystère de la Croix que Jésus va accomplir. L'invitation à imiter Jésus sera particulièrement claire dans cet appel adressé à tous : "Venez à moi, vous tous qui peinez... Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur" (Mt 11, 28-29).
S. Jean, qui a obtenu de boire la même coupe que son maître, sans savoir ce qu'il demandait (Mt 20, 20-23), explicitera cet enseignement dans la scène du lavement des pieds où Jésus propose son geste de service, qui signifie la Passion toute proche, comme un exemple à imiter : "'Cest un exemple que je vous ai donné pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi jai fait pour vous' (Jn 13, 15). C'est, en somme, une reprise de la leçon donnée aux deux fils de Zébédée et aux dix autres : "Celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur ... Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude" (Mt 20, 25-28). En prenant les textes plus largement et en suivant dans la profondeur les indications qu'ils nous donnent, nous pouvons conclure : s'il est vrai que Jésus est venu accomplir la Loi, comme il l'affirme, et qu'il faut tenir pour grand dans le Royaume des cieux, celui qui met ces préceptes en pratique avant de les enseigner (Mt 5, 17-19), ne faut-il pas considérer le Sermon sur la montagne prêché avec tant d'autorité, comme le modèle parfait, pleinement réalisé dans sa propre vie, que Jésus propose à l'imitation des ses disciples ? Le Sermon serait alors une manifestation du visage spirituel de Jésus, il représenterait la plus belle peinture du Christ, la plus inspiratrice.
Ainsi a-t-on pu écrire que l'imitation du Christ est un des fondements et l'une des caractéristiques les plus remarquables de la doctrine évangélique et de toute la morale néotestamentaire.
Dans cette vue, le passage de la suite du Christ à l'imitation s'explique aisément. Pour les apôtres, suivre Jésus avait une signification concrète : vivre avec lui, l'accompagner dans ses pérégrinations de la Galilée à Jérusalem. Mais après la mort de Jésus, l'expression ne pouvait plus conserver qu'un sens métaphorique et il était normal qu'elle cède la place au thème de l'imitation pour signifier une suite spirituelle, spécialement dans les communautés de culture grecque où l'idée de l'imitation était courante. Pourtant, la conjonction entre la suite et l'imitation du Christ va renouveler profondément ce dernier thème.
Cependant, avant dexposer la doctrine de l'imitation du Christ dans les écrits apostoliques, il est indispensable de dire un mot des objections modernes contre ce thème, qui restent présentes à nos esprits, même à notre insu.
La critique luthérienne de l'imitation
Luther a posé le problème vigoureusement et la, en partie, créé, en appliquant au thème de l'imitation sa doctrine de la justification par la foi seule et non par les oeuvres. Il range l'imitation des exemples d'Abraham et du Christ lui-même dans l'ordre des oeuvres que nous accomplissons par nos propres forces et qui ne peuvent nous justifier ; il la sépare ainsi radicalement de l'ordre de la foi. "L'imitation de l'exemple du Christ ne nous rend pas justes devant Dieu", écrit-il. Il en résulte qu'on ne peut plus employer le thème de l'imitation pour signifier notre relation principale au Christ par la foi ; il faut lui substituer celui de la suite du Christ. Désormais les deux thèmes s'opposeront dans la tradition protestante. Théologiens et exégètes rejetteront l'idéal de l'imitation du Christ au profit de la suite du Christ entendue comme un appel à l'obéissance de la foi.
L'influence de l'individualisme de la Renaissance
L'influence de l'individualisme de la Renaissance, hérité du nominalisme, explique, en bonne partie, ce rejet de l'imitation chez Luther, auquel correspondra, d'ailleurs, une certain marginalisation du thème dans la morale catholique.
Les anciens concevaient l'homme comme un être spontanément enclin à la vie en société ; cette disposition se développait par l'éducation à la vertu et s'épanouissait dans l'amitié. Le thème de l'imitation s'inscrivait naturellement dans ce cadre et jouait un rôle essentiel dans la pédagogie, dans le rapport de disciple à maître. La distance à l'égard du modèle était progressivement comblée par l'attrait, par le partage et la réciprocité que favorise l'amitié. Ainsi entendu, le thème se prêtait à une reprise par les chrétiens pour exprimer les relations nouées avec le Christ par la foi.
En isolant l'homme dans sa liberté, face à Dieu et aux autres, l'anthropologie nominaliste a rompu cette base de communication : chaque homme est finalement laissé à sa liberté, à son propre effort, et peut, dès lors, revendiquer le mérite de ses actes devant Dieu, y compris dans le cas de l'imitation du Christ. C'est précisément ce que refuse le protestantisme.
Dans cette conception, la morale aura moins besoin d'exemples et de modèles que d'obligations, d'impératifs et d'interdits pour contrôler la liberté. Aussi le thème de l'imitation du Christ perdra-t-il du terrain, même dans la morale catholique qui s'élabore après le Concile de Trente. Il comporte, en outre, l'appel à une perfection représentée par le modèle, qui dépasse le minimum requis de tous par la loi, par le Décalogue. Aussi le thème sera-t-il transféré dans l'ascétique qui traite de l'effort vers la perfection, ou dans la mystique sous la forme d'une dévotion au Christ.
Ainsi, du côté catholique, comme du côté protestant, avons-nous besoin de redécouvrir ce qu'est véritablement l'imitation du Christ en nous mettant à l'école de l'Écriture, de S. Paul, en particulier).