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Publié par Walter Covens

5. L'Église, pour sa part, ne peut qu'apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l'existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l'Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.

       Faisant donc suite à des initiatives analogues de mes prédécesseurs, je désire moi aussi porter mon regard vers cette activité particulière de la raison. J'y suis incité par le fait que, de nos jours surtout, la recherche de la vérité ultime apparaît souvent occultée. Sans aucun doute, la philosophie moderne a le grand mérite d'avoir concentré son attention sur l'homme. À partir de là, une raison chargée d'interrogations a développé davantage son désir d'avoir une connaissance toujours plus étendue et toujours plus profonde. Ainsi ont été bâtis des systèmes de pensée complexes, qui ont donné des fruits dans les divers ordres du savoir, favorisant le développement de la culture et de l'histoire. L'anthropologie, la logique, les sciences de la nature, l'histoire, le langage..., d'une certaine manière, c'est l'univers entier du savoir qui a été embrassé. Les résultats positifs qui ont été atteints ne doivent toutefois pas amener à négliger le fait que cette même raison, occupée à enquêter d'une façon unilatérale sur l'homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-ci est également toujours appelé à se tourner vers une vérité qui le transcende. Sans référence à cette dernière, chacun reste à la merci de l'arbitraire, et sa condition de personne finit par être évaluée selon des critères pragmatiques fondés essentiellement sur le donné expérimental, dans la conviction erronée que tout doit être dominé par la technique. Il est ainsi arrivé que, au lieu d'exprimer au mieux la tension vers la vérité, la raison, sous le poids de tant de savoir, s'est repliée sur elle-même, devenant, jour après jour, incapable d'élever son regard vers le haut pour oser atteindre la vérité de l'être. La philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de l'homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements.

       Il en est résulté diverses formes d'agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à s'égarer dans les sables mouvants d'un scepticisme général. Puis, récemment, ont pris de l'importance certaines doctrines qui tendent à dévaloriser même les vérités que l'homme était certain d'avoir atteintes. La pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié, fondé sur l'affirmation que toutes les positions se valent: c'est là un des symptômes les plus répandus de la défiance à l'égard de la vérité que l'on peut observer dans le contexte actuel. Certaines conceptions de la vie qui viennent de l'Orient n'échappent pas, elles non plus, à cette réserve; selon elles, en effet, on refuse à la vérité son caractère exclusif, en partant du présupposé qu'elle se manifeste d'une manière égale dans des doctrines différentes, voire contradictoires entre elles. Dans cette perspective, tout devient simple opinion. On a l'impression d'être devant un mouvement ondulatoire: tandis que, d'une part, la réflexion philosophique a réussi à s'engager sur la voie qui la rapproche toujours plus de l'existence humaine et de ses diverses expressions, elle tend d'autre part à développer des considérations existentielles, herméneutiques ou linguistiques qui passent sous silence la question radicale concernant la vérité de la vie personnelle, de l'être et de Dieu. En conséquence, on a vu apparaître chez l'homme contemporain, et pas seulement chez quelques philosophes, des attitudes de défiance assez répandues à l'égard des grandes ressources cognitives de l'être humain. Par fausse modestie, on se contente de vérités partielles et provisoires, sans plus chercher à poser des questions radicales sur le sens et sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale. En somme, on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives à ces questions.

6. Forte de la compétence qui lui vient du fait qu'elle est dépositaire de la Révélation de Jésus Christ, l'Église entend réaffirmer la nécessité de la réflexion sur la vérité. C'est pour cette raison que j'ai décidé de m'adresser à vous, vénérés Frères dans l'épiscopat avec lesquels je partage la mission de " manifester la vérité " (2 Co 4, 2), ainsi qu'aux théologiens et aux philosophes, auxquels revient le devoir de s'enquérir des différents aspects de la vérité, et aussi aux personnes qui sont en recherche, pour faire part de quelques réflexions sur la voie qui conduit à la vraie sagesse, afin que tous ceux qui ont au cœur l'amour de la sagesse puissent s'engager sur la bonne route qui permet de l'atteindre et trouver en elle la récompense de sa peine et la joie spirituelle.

       Ce qui me porte à cette initiative, c'est tout d'abord la conscience de ce qu'exprime le Concile Vatican II, quand il affirme que les évêques sont des " témoins de la vérité divine et catholique ". Témoigner de la vérité est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous évêques; nous ne pouvons y renoncer sans manquer au ministère que nous avons reçu. En réaffirmant la vérité de la foi, nous pouvons redonner à l'homme de notre époque une authentique confiance en ses capacités cognitives et lancer à la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité.

       Un autre motif m'incite à écrire ces réflexions. Dans l'encyclique Veritatis splendor, j'ai attiré l'attention sur " quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d'être déformées ou rejetées dans le contexte actuel ". Par la présente Encyclique, je voudrais continuer cette réflexion et concentrer l'attention sur le thème même de la vérité et sur son fondement par rapport à la foi. On ne peut nier en effet que cette période de changements rapides et complexes expose surtout les jeunes générations, auxquelles appartient l'avenir et dont il dépend, à éprouver le sentiment d'être privées d'authentiques points de repères. L'exigence d'un fondement pour y édifier l'existence personnelle et sociale se fait sentir de manière pressante, surtout quand on est contraint de constater le caractère fragmentaire de propositions qui élèvent l'éphémère au rang de valeur, dans l'illusion qu'il sera possible d'atteindre le vrai sens de l'existence. Il arrive ainsi que beaucoup traînent leur vie presque jusqu'au bord de l'abîme sans savoir vers quoi ils se dirigent. Cela dépend aussi du fait que ceux qui étaient appelés par vocation à exprimer dans des formes culturelles le fruit de leur spéculation ont parfois détourné leur regard de la vérité, préférant le succès immédiat à la peine d'une recherche patiente de ce qui mérite d'être vécu. La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. C'est pourquoi j'ai ressenti non seulement l'exigence mais aussi le devoir d'intervenir sur ce thème, pour que l'humanité, au seuil du troisième millénaire de l'ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes ressources qui lui ont été accordées et s'engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du plan de salut dans lequel s'inscrit son histoire.


Fides et Ratio, 5-6
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