La lutte permet la présence parce quelle supprime tout le conditionnement habituel, le petit " cocon " dans lequel on est. Tout le monde est daccord là-dessus : quand les gens sont trop bien, quand il y a trop de bien-être, le conventionnel domine, et il ny a plus de présence directe. On respecte les conventions, et on les respecte tellement bien quon nen sort jamais. La lutte vient briser tout cela. Cest bien connu : dès quil y a une guerre les gens redeviennent pieux et se mettent à prier ! Parce que cela secoue tout. Dès quil y a, à Paris, une grève de métro ou autre, immédiatement les gens se parlent et saident ! Parce quil y a lutte, immédiatement on parle à des gens auxquels on naurait jamais parlé autrement. Quand vous êtes en détresse parce que vous navez plus de véhicule, vous faites du stop et les gens vous prennent. Et en voiture il y a une présence, on nest plus dans le conventionnel
  Le début du chapitre 6 rapporte le miracle de la multiplication des pains qui, je crois, se situe au terme de la première année de Jésus. Le " printemps " de la vie apostolique de Jésus représente toutes les victoires de Jésus. Et, fruit de toutes ces victoires, cinq mille hommes se mettent à le suivre ! Et comme il y a toujours beaucoup plus de femmes, on en compte peut-être dix mille ; et parce que cest un pays où il y a beaucoup denfants, on en compte sans doute quinze mille ! On voit cette foule qui suit Jésus, et Jésus qui semble ne pas penser du tout à ce quil va faire pour nourrir tout ce monde Mais les Apôtres, à la fin de la journée, commencent à avoir faim ! Ce nest pas très drôle de ne pas avoir mangé durant toute la journée et de voir que Jésus na pas du tout lair de sen inquiéter. Philippe et André ne sont-ils pas un peu tentés (voir Jn 6, 7-8) ? Vraiment Jésus na pas de sens politique, il na aucun sens du gouvernement, il faudra remédier à cela ! En tout cas, ils avaient louchés sur les provisions du petit garçon qui avait cinq pains dorge et deux poissons. Évidemment, ils navaient pas osé mettre la main dessus ; mais dès que Jésus sarrête et dit : " Quallons-nous faire ? ", ils répondent : " Le petit enfant qui est là a des provisions ! " On voit la scène : ils avaient bien repéré cela !
  Ce miracle de la multiplication des pains est étonnant. On assiste là à un grand triomphe du Christ, une gloire, quelque chose de merveilleux. Jésus les fait asseoir et leur donne des petits pains et du poisson frais autant quils en veulent. Nayant pas mangé de toute la journée ; ils en mangent beaucoup, le plus quils peuvent, tout leur soûl ; puis on ramasse les miettes : douze corbeilles ! Alors ils veulent proclamer Jésus roi, mais Jésus sen va, " tout seul " (Jn 6, 15).
  Cest la première brisure, et cest très significatif. Jusque-là Jésus est très proche de tous ; tandis que là, une première séparation se fait. Les Apôtres ont été très proches de la foule, ils ont été eux-mêmes pris par cette grande montée de messianisme temporel : on va proclamer Jésus roi, on naura plus à travailler, tous les jours on aura des petits pains frais ! Jésus na quà bénir : cest très facile. Cest merveilleux davoir un roi qui a ce pouvoir étonnant Et les Apôtres ont été contaminés. La spiritualité du contact, cest bon, mais il faut faire attention. Ils ont été contaminés, et Jésus est parti tout seul, il ne les a même pas rappelés à lui.
  Revenus à eux-mêmes, les Apôtres, durant la nuit, partent vers Capharnaüm, la ville de Jésus (cf. Mt 9, 1). Cétait en effet la ville de Pierre, et Jésus navait pas dautre lieu pour lui. Pierre lui offrait sa maison, et comme Jésus y avait guéri sa belle-mère (Lc 4, 38-39), il devait y être bien reçu ! Les Apôtres le savaient et donc, instinctivement, ils vont directement à Capharnaüm, en barque. Une tempête secoue le lac, et voilà que, durant la nuit, Jésus les rattrape ; et dès que Jésus est là, présent, immédiatement ils touchent le bord.
  Saint Jean signale ces trois signes successifs la nourriture, la présence, et lefficacité , signes de pédagogie divine qui préparent le grand discours sur le Pain de vie que Jésus va donner dans la synagogue de Capharnaüm. Là, en effet, il est rejoint par la foule qui, au lieu de chercher la vérité, court après Jésus simplement pour avoir du pain à satiété, et donc ne plus travailler. Mais Jésus naime pas favoriser la paresse, alors il les corrige en leur disant une phrase extrêmement importante qui est une grande lumière pour la théologie du travail : " Travaillez, non pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de lhomme (Jn 6, 27). " Et cette nourriture que donnera le Fils de lhomme, Jésus lui-même le dit dune façon prophétique : ce sera sa chair donnée en nourriture et son sang donné en boisson.
- Quest-ce que cela veut dire, pour nous, travailler pour cette nourriture ?
- Cela veut dire que le chrétien doit travailler pour le mystère de lEucharistie. Le chrétien offre le pain et le vin, " fruit du travail des hommes ", et ce fuit du travail des hommes est transformé dans le corps et le sang de Jésus. Le travail du chrétien est sanctifié par lEucharistie, et cest par lEucharistie quil peut y avoir une unité profonde entre sa vie de prière et sa vie de travail.
  Ce qui est sûr, cest que cette rencontre à Capharnaüm va être loccasion dun très grand discours, où Jésus se présente : " Je suis le Pain de vie (Jn 6, 34). " Cest bien une présence de Jésus, et dun caractère tout à fait nouveau. Jamais, dans lAncien Testament, Yahvé ne sest présenté comme le Pain de vie. Il a donné la manne, mais la manne était un cadeau de Dieu, ce nétait pas Dieu lui-même. Ici, Jésus dit : " Je suis le Pain de vie. " Il est donc la nourriture de chacun dentre nous. Il avait voulu cette longue marche la veille pour quon redécouvre le sens du pain ; et il avait donné ce pain miraculeux, gratuitement, pour que lon comprenne ce quest le bon pain, le vrai pain. Et le lendemain, il dit : " Je suis le Pain de vie. " Là il fait appel à la foi ; on passe de lactivité charismatique du Christ à laspect doctrinal et contemplatif. Laspect charismatique, tout le monde le reçoit, et on proclame Jésus roi ; mais on risque alors de tomber dans un messianisme temporel. Le lendemain, Jésus veut au contraire les conduire vers un mystère beaucoup plus profond, une connaissance beaucoup plus intime de lui-même : " Je suis le Pain de vie. " Cest Jésus qui montre ce quil est, profondément, à ces hommes qui lont suivi.
  Ensuite, Jésus prophétise : " Ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment une boisson. " Mais quand Jésus commence à prophétiser de cette manière, en annonçant quil va donner sa chair en nourriture et son sang en boisson, alors sest trop fort : à partir de ce moment-là, beaucoup, après avoir murmuré, vont se séparer de lui (Jn 6, 66). Cest la première séparation à lintérieur des disciples, au moment où Jésus prophétise un très grand mystère damour, le mystère par excellence : sa chair va être donnée en nourriture et son sang va être donné comme boisson. Cela, cest impossible ! Beaucoup de Juifs qui sont là rejettent cela, et Jésus les laisse partir. Puis il se retourne vers les Apôtres et leur rend leur liberté : " Voulez-vous partir, vous aussi ? " Pierre, alors, sengage au nom des Douze : À qui riions-nous ? " Mais parmi les Douze il y en a un qui refuse. Jésus ne le nomme pas, pais il dit : " au milieu de vous il y a un démon " (Jn 6, 70) ; cest la seule chose que Jésus dise. Judas aurait dû partir avec tous ceux qui quittaient le Christ, mais il est resté. Saint Jean nous signale donc là que, sans doute dès la deuxième année de la vie apostolique de Jésus, il y a au milieu des Apôtres un démon. Et Jésus a continué de vivre avec eux comme sil avait pleine confiance en eux, alors quil savait quau milieu deux il y avait un démon