Incarnation et repas
Jésus réalise de la façon la plus concrète ce que la Sagesse avait désiré dans le repas qu'elle instaurait : se faire manger, se faire boire. Les propos de la Sagesse ne pouvaient avoir qu'une valeur métaphorique : lorsqu'elle disait : ceux qui me mangent (... ), ceux qui me boivent ( ...), on ne pouvait attribuer aux verbes "manger" et "boire" qu'un sens imagé. Au sens propre, il était impossible de manger ou boire la Sagesse ; on pouvait seulement la rechercher dans la manière de penser et dagir, et l'accueillir comme un don divin qui transforme la mentalité.
Au contraire, dans le cas de Jésus, les actes de manger et de boire conservent leur sens et leur valeur, comme le font comprendre les paroles si claires du discours qui promet l'instauration de leucharistie : Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle (Jn 6, 54). Certes, ce qui est donné à manger et à boire n'est pas aliment et boisson ordinaire. Il s'agit de manger la chair du Christ dans un état glorieux où elle est remplie de l'Esprit Saint ; il s'agit de boire son sang dans le même état. Mais manger et boire sont essentiels. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson (Jn 6, 55). Tout en prenant une nouvelle portée par le mystère de la présence du corps et du sang du Christ, le repas subsiste avec le manger et le boire.
Ce qui permet ce manger et ce boire, c'est le mystère primordial de l'incarnation. La Sagesse avait été décrite comme une personne divine venue au milieu des hommes, mais elle n'était pas incarnée. Elle n'avait ni chair ni sang. Le Christ est personne divine venue dans le monde, avec pleine réalité d'une incarnation qui le fait vivre comme les autres hommes dans une condition de chair et de sang.
En vertu de l'incarnation, Jésus se définit lui-même comme la nourriture eucharistique : Moi, je suis le pain de vie (Jn 6, 35). Cette expression employée dans l'Évangile de Jean fait entrevoir que la personne divine du Christ est elle-même la nourriture accordée à l'humanité pour une vie nouvelle. Certes, la personne divine n'est pain de vie que par le corps et le sang qui lui appartiennent. Toutefois, il reste vrai que c'est le Fils de Dieu, comme personne, qui se livre en nourriture et en breuvage.
Jésus insiste sur cet engagement de sa personne divine de Fils dans le repas eucharistique lorsqu'il déclare : Le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde (Jn 6, 33). Le don divin du pain coïncide avec le don de l'incarnation. "Descendre du ciel" et "donner la vie au monde" sont deux traits caractéristiques de l'incarnation ; c'est le mot "pain" qui y fait reconnaître l'eucharistie. Dans la consécration eucharistique, le Fils descend du ciel et dans le repas eucharistique il donne la vie au monde. Ainsi l'eucharistie ne cesse de renouveler la démarche de l'incarnation.
Le pain de Dieu n'est donc pas simplement le pain donné par Dieu ; selon l'affirmation "je suis", c'est Dieu lui-même qui se donne comme pain. Dans l'eucharistie le Christ n'engage pas seulement son corps et son sang, il s'engage totalement lui-même. Par là le repas eucharistique consiste pour lui à communiquer sa propre vie aux hommes. Il s'agit de la communication de la vie divine elle-même, vie possédée par le Fils et mise à disposition de tous ceux qui sont destinées à partager sa filiation. C'est ce qui est impliqué dans le déclaration : Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle (Jn 6, 54).
Toute la vie de la grâce est communication de cette vie éternelle du Fils. Mais la communication se produit par excellence dans l'eucharistie. L'acte de manger et de boire signifie une pénétration plus profonde de la vie du Christ à l'intérieur de l'individu, une assimilation plus complète de sa vie personnelle à la vie supérieure du Fils incarné.