Demandons-nous maintenant brièvement par quels comportements se manifeste la foi. Je voudrais particulièrement insister sur l'un dentre eux qui me paraît très important. La foi telle que Jean la décrit, n'atteint son objet qu'à travers des témoignages et des signes; pour cette raison elle met en oeuvre, dans sa structure essentielle, deux conditions: la capacité d'interpréter les signes comme tels, et la capacité d'aller au-delà des signes. Il est intéressant d'examiner, à ce propos, quels sont les obstacles à l'exercice des ces deux capacités, celle d'interpréter et en même temps celle de dépasser les signes. Jean nous en indique plusieurs, mais j'en ai choisi trois qui mes semblent caractéristiques de sa spiritualité. Nous en trouvons deux dans le chapitre 6 et un dans le chapitre 9. Dans le 6e chapitre, à côté de toute une discussion sur la valeur du signe et sur ce à quoi il doit faire aboutir, il nous est présenté deux attitudes qui empêchent la foi: la première consiste à concentrer toute son attention sur la chose qui fait "signe" (6, 26). "Signe" est ici la multiplication des pains : la foule cherche Jésus avec inquiétude, le trouve au-delà du lac et lui demande : Rabbi, quand es-tu venu ici? Jésus leur répond: En vérité, en vérité je vous le dis, vous me cherchez non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et avez été rassasiés (6, 25). Le pain était un signe, ils ont reçu la chose, mais n'ont pas compris le signe comme tel; ils n'ont pas saisi sa valeur signifiante: c'est pourquoi ils cherchent Jésus pour une autre raison que celle que Jésus a visée en multipliant les pains. Le second empêchement de la foi est celui que j'appellerais "l'obsession messianique": nous le voyons décrit en 6, 14. Là aussi il s'agit d'une interprétation erronée du signe: après la multiplication des pains, les gens disaient: "C'est vraiment lui le prophète qui doit venir dans le monde". Et Jésus sachant qu'ils venaient pour le prendre et le faire roi, s'en va tout seul dans la montagne. Cette obsession de trouver à tout prix le Messie rend incapable de comprendre la signification de ce que Jésus a fait.
La troisième attitude qui démontre notre incapacité à interpréter les signes est l'autosuffisance religieuse. Nous la trouvons présente en divers passages, surtout en 9, 41: Jésus leur dit: "Si vous étiez des aveugles vous n'auriez pas de péché. Mais vous dites: Nous voyons! Votre péché demeure". C'est là un empêchement qui arrête tout discours sur la foi: puisque vous croyez voir clair, c'est-à-dire puisque vous vous suffisez à vous-mêmes, en vertu du système que vous vous êtes déjà bâti, il vous est impossible de saisir le sens de ce qui arrive maintenant. Nous trouvons ici une application dramatique de ce qu'on appelle parfois "l'ironie johannique". Il serait intéressant de lire tout le chapitre 9 dans cet éclairage: quand on ne veut pas voir, aucun signe n'est assez puissant, et même au contraire, c'est le signe qui aveugle. D'autres passages sont pareillement significatifs, mais le comble de l'ironie est atteint par une phrase paradoxale de Jésus: Parce que je vous dis la vérité, vous ne me croyez pas (8, 45). Montrer la vérité, c'est l'occasion d'aveugler. ( ...)
En d'autres termes, Jésus demande d'entrer courageusement dans la dynamique des signes et qu'on en fasse l'épreuve, sans redemander continuellement de nouveaux témoignages, ce qui montrerait au fond que l'on ne veut pas vraiment l'écouter.