La tentation indique le choix que Jésus a dû faire tout au long de sa mission. C'est pour y être resté fidèle que finalement il a été rejeté par ses compatriotes.
Chaque année, on lit, le premier dimanche du Carême, l'un des récits synoptiques des tentations de Jésus au désert. Jésus n'a pas choisi d'être là ; le Tentateur fait son métier, les anges aussi ; les bêtes sauvages sont là puisqu'on est au désert. Il n'y a aucun être humain ... On en déduit que Jésus sort victorieux de la tentation parce que les bêtes ne l'ont pas attaqué et que le récit s'achève sur l'activité des anges.
Ce que les évangiles nous disent concernant la vie de Jésus nous permet d'entrevoir qu'il fut soumis, tant de la part de ses adversaires que de ses disciples, à une tentation continuelle. D'ailleurs, si l'on considère les évangiles du premier et du dernier dimanches du Carême, on s'aperçoit qu'ils vont du début à la fin de la vie publique de Jésus.
Jésus serait-il un Messie à la manière dont les hommes, y compris ses propres disciples, le concevaient ? L'époque qui a immédiatement précédé la naissance de Jésus, traversée par de multiples courants messianiques, a vu chaque groupement développer une idée originale de ce messianisme. Par la suite, à chaque époque de l'histoire de l'Église, c'est toujours la même tendance qui se manifeste. Les foules ont constamment demandé des signes à Jésus. Ses disciples l'ont continuellement mis à l'épreuve par leur désir d'un messianisme terrestre. Le récit de la tentation de Jésus, placé au début des évangiles synoptiques, éclaire cet aspect crucial de toute la vie de Jésus.
Le récit de Marc est le plus bref. Qui a consulté une synopse a été frappé par l'extrême sobriété de la péricope de Marc face à son ampleur chez Matthieu et Luc. Saint Marc ne raconte pas le détail des « trois » tentations (nombre superlatif), ne fait pas allusion à un jeûne du Christ et ne cite aucun texte scripturaire. Il conviendrait que nous respections cette discrétion...
Jésus (« l'Esprit ») a voulu se retirer au désert avant de commencer son ministère. La chose n'est pas seulement normale mais conforme à l'eschatologie des prophètes. En effet, dans la tradition prophétique, le désert est le lieu idéal de la rencontre de l'homme avec son Dieu. On pensait ainsi que le salut final serait la réplique de l'expérience accordée à Israël lors de son pèlerinage au désert : le retour à ces conditions de vie précéderait, comme pour une ultime retraite, la restauration des derniers temps. En se retirant au désert, Jésus a donc inauguré l'ère de la rénovation universelle.
En outre, le texte de Marc semble évoquer la victoire du Messie, et par lui, de l'humanité, sur les puissances du mal. En effet, la tradition juive considérait les « bêtes sauvages » comme les suppôts des démons qui fréquentent le désert. Le service des anges suggère aussi cette victoire du Christ, car, dans la Bible, les anges sont au service de Dieu et des justes. Jésus est donc l'homme restauré dans sa dignité. Qu'on relise le Ps 91 (90), 11-13 :
« de te garder sur tous tes chemins
« ils te porteront sur leurs mains
« pour que ton pied ne heurte les pierres ;
« tu marcheras sur la vipère et le scorpion,
« tu écraseras le lion et le Dragon. »
Mais sur cette idée ancienne la version Mt/Lc a greffé une autre réalité théologique, celle de la tentation. Le texte de Marc y fait discrètement allusion. La tentation indique le choix que Jésus a dû faire tout au long de sa mission. C'est pour y être resté fidèle que finalement il a été rejeté par ses compatriotes.
À la fin de leur ouvrage, les évangélistes reviendront une dernière fois sur la tentation de Jésus. Ce sera Gethsémani et la nuit d'agonie. Père, que cette coupe s'éloigne de moi, si c'est possible. Jésus en sortira vainqueur, il est le nouvel Adam. Avec lui se réalisent la victoire sur Satan et la défaite de son règne. Mais déjà le premier acte de Jésus, enfoui au désert, instituait le règne de Dieu. Désormais, Jésus pourrait l'annoncer et le construire par ses miracles.
Les trois synoptiques sont d'accord pour faire revenir Jésus en Galilée après son baptême et sa retraite au désert. Les vv. 14-15 rapportent une formule de la communauté palestinienne qui résumait la prédication aux païens. Cette formule souligne les thèmes fondamentaux et les exigences de la prédication missionnaire :
« Les temps sont accomplis ; le Règne de Dieu est là. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle. »
En prêtant à Jésus ce résumé de la prédication missionnaire, saint Marc veut montrer que celle-ci est bien identique à ce que Jésus disait et qu'elle remonte jusqu'à lui. Il est vrai que Jésus n'a jamais appliqué le terme d'Évangile au message du Salut ; ce sont les païens convertis de la Diaspora, qui parlaient grec et s'adressaient aux païens, qui ont introduit le terme Euaggelion. Cette application était préparée par la traduction grecque du second-Isaïe, où le salut eschatologique désigne la venue du Seigneur.
Dans la vie, tout ce qui est important se prépare. Dès le début de l'Église, c'est par une préparation d'un jour de jeûne absolu, puis de deux jours au IIIème siècle et, finalement de quarante jours à partir du IVème, que l'importance de la fête de Pâques a été signifiée chez les chrétiens. Cette quarantaine porte le nom de quadragesima, d'où découle notre mot français Carême. Elle fut, au VIème siècle, avancée au mercredi des Cendres pour qu'il y ait effectivement quarante jours de jeûne, puisque les dimanches en étaient exempts. Peu à peu, le Carême s'organise selon trois axes :
- pour tous les chrétiens, c'est un temps de préparation spirituelle à la fête de Pâques, un temps de conversion à l'écoute de la Parole de Dieu en pratiquant le jeûne, le partage et la prière ;
- pour les catéchumènes, c'est la dernière étape de la préparation à leur baptême qui aura lieu au cours de la veillée pascale ;
- pour les pénitents, c'est la préparation de leur « réconciliation ».
Le Carême correspond à ce temps de retraite que Jésus a pris, sous la motion de l'Esprit. Ce que nous avons dit permet de conclure que si le Carême est un temps de retraite, de recueillement, de désert, c'est parce que c'est le temps de préparer la mission, de la préparer, non pas dans une perspective de messianisme terrestre, mais selon les désirs de l'Esprit. Le Carême est alors le temps où, comme disciples du Christ, nous pouvons choisir Dieu en laissant nos appuis et nos masques trop humains. Quel est notre désert cette année ?