Aujourd'hui, l'Évangile nous rapporte qu'un évènement de la même importance que la conversion de saint Paul, quoique dans des circonstances très différentes. Le même Seigneur s'est manifesté à saint Matthieu alors qu'il était "assis à son bureau de publicain". Nous ne sommes pas au cinéma. Saint Matthieu nous en parle très sobrement (tout comme saint Paul parlera très sobrement de son "chemin de Damas") : un mot de Jésus, et immédiatement, Matthieu se lève et le suit.
En fait, ni Marc ni Matthieu ne nous disent qu'il a tout abandonné immédiatement. Saint Luc nous présente le repas chez Lévi comme lié immédiatement à sa vocation, en signe de joie, comme pour la conversion du fils prodigue (Lc 15). Mt et Mc, au contraire, se contentent d'une indication très vague : "Et il arriva ...", ce qui laisse entendre que le repas a pu avoir lieu plus tard. Même si la manifestation de Jésus est de la plus haute importance, il a dû laisser à Matthieu le temps de mûrir sa décision avant de le suivre.
L'évangéliste a voulu nous donner surtout trois enseignements :
D'abord que Jésus parle et agit avec une autorité souveraine, pour appeler les hommes, comme pour chasser les démons (cf. Mt 7, 28-29).
Ensuite, que c'est l'appel de Jésus, et non le choix d'un homme qui est la marque d'authenticité d'une vocation, comme Jésus le dira explicitement :
"Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis ..." (Jn 15, 16)
Ce n'est pas Lévi qui a eu l'idée de suivre Jésus. C'est Jésus qui a pris l'initiative. D'autres passages confirment, par la preuve du contraire, cette vérité. Le possédé de Gérasa voulait suivre Jésus, mais celui-ci ne le lui permet pas (Mc 5, 18-20). Déjà dans l'Ancien Testament, la liberté souveraine de l'appel de Dieu était soulignée :
"Si le Seigneur s'est attaché à vous, s'il vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples, car vous êtes le plus petit de tous. C'est pas amour pour vous, et par fidélité au serment fait à vos pères, que le Seigneur vous a fait sortir par la force de sa main, et vous a délivrés de la maison d'esclavage et de la main de Pharaon, roi d'Égypte." (Dt 7, 7-8)
L'absence de mérite du peuple était d'ordre numérique, tandis que dans le cas de Lévi, elle est d'ordre spirituel.
Enfin, pour être disciple de Jésus, il faut le "suivre", et par conséquent, quitter beaucoup de choses. Autrefois, Israël avait dû sortir d'Égypte pour servir le Seigneur dans la solitude du désert. Dans l'Évangile, vocation ne signifie pas nécessairement solitude, mais rupture avec le passé. Être disciple de Jésus, ce n'est pas comme être disciple d'un rabbin quelconque, en suivant un enseignement. C'est s'attacher à la personne de Jésus. Pour certains, cela entraînera très loin. Les apôtres seront envoyés aux quatre coins du monde pour annoncer le Royaume. Ici, on perçoit très fortement le souci de souligner les exigences de la condition missionnaire de l'Église.
Revenons sur ces trois enseignements.
Le premier, c'est que, quand Jésus appelle, il le fait avec une autorité souveraine.
"Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! - s'exclame saint Paul - Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier, et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l'éternité ! Amen." (Rm 12, 33-36)
Saint Paul ne dit pas cela à cause de lui-même, ou de saint Matthieu, ou du peuple juif seulement. Il le dit pour tous : juifs et païens. Jésus lui-même le confirme : "Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs." Pendant le rite pénitentiel au début de l'eucharistie, l'Église nous le redit sous forme d'invocation :
"Ô Christ, venu appeler les pécheurs, ô Christ prends pitié."
Il est évident dès lors (mais pas pour tous) que l'appel du Seigneur est toujours un appel à la conversion. Si le Seigneur nous appelle tous, alors que nous sommes encore pécheurs, ce n'est pas pour que nous restions dans le péché. L'appel du Seigneur est toujours un appel à la conversion ! Nul ne pourra jamais découvrir les limites de la manifestation de la miséricorde de Dieu pour les pécheurs que nous sommes. Homosexuels, pédophiles, assassins, terroristes, voleurs, blasphémateurs, adultères, fornicateurs, dictateurs, calomniateurs ... tous sont appelés. Mais à quoi, sinon à la sainteté ?
"En effet, si Dieu nous a appelés, ce n'est pas pour que nous restions dans l'impureté, mais pour que nous vivions dans la sainteté." (1 Th 4, 7)
C'est le troisième enseignement de la vocation de Matthieu : il faut suivre Jésus, et pour cela quitter "beaucoup de choses". Les choses que nous devons quitter en premier, ce sont nos péchés.
Mais peut-être, qu'en écoutant la liste (non exhaustive) que je viens d'énumérer, quelqu'un se dit qu'il n'a jamais rien fait de tout cela. Félicitations ! Bravo ! Alléluia ! Car c'est très rare, surtout de nos jours ... Mais alors, ne regardez pas seulement du côté de saint Matthieu, ou de la femme adultère, ou du bon larron. Regardez aussi du côté de saint Paul. Lui non plus n'avait rien fait de tout cela, et pourtant, appelé par le Christ, il s'est "converti".
Sa conversion à lui, en quoi a-t-elle consisté ? Quel est le péché qu'il a été appelé à quitter pour suivre le Christ ? Son péché à lui, c'était de mettre son orgueil dans sa perfection morale, et de mépriser les autres, qui en étaient loin. C'est le péché du pharisien :
"Le pharisien se tenait là et priait en lui-même : 'Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain." (Lc 18, 11)
Et ce péché là est plus grave, et plus difficile à quitter, que le péché du publicain !
Dans la 2° lect. de ce dimanche, saint Paul se souvient de l'exemple d'Abraham :
"Comme le dit l'Écriture : En raison de sa foi, Dieu a estimé qu'il était juste."
Abraham est juste, c'est-à-dire saint, non pas en raison de ses oeuvres, mais en raison de sa foi,
"devant la promesse de Dieu, il ne tomba pas dans le doute et l'incrédulité : il trouva sa force dans la foi et rendit gloire à Dieu, car il était pleinement convaincu que Dieu a la puissance d'accomplir ce qu'il a promis."
En regardant Abraham comme son modèle, saint Paul nous invite implicitement à faire de même, dans la mesure où, comme lui ou comme Abraham, nous ne sommes pas des publicains, mais des "honnêtes gens", comme on disait autrefois :
En parlant ainsi de la foi d'Abraham, l'Écriture ne parle pas seulement de lui, mais aussi de nous ; car Dieu nous estimera justes, puisque nous croyons en lui, qui a ressuscité d'entre les morts Jésus notre Seigneur, livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification.
En somme, ce n'est pas en regardant un règlement que nous entendrons l'appel à la conversion. C'est en contemplant Jésus mort et ressuscité : "livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification". En levant les yeux vers celui que nous avons transpercé (cf. Za 12, 10 ; Jn 19, 37), impossible de dire ce que nous pourrions dire éventuellement en regardant la loi : "Je n'ai pas de péché !" Si nous le disons, c'est que ce n'est pas Jésus que nous regardons. Voilà donc ce que nous devons alors faire pour nous convertir, et pour entendre, nous aussi, l'appel à la sainteté : regarder et écouter celui qui nous y appelle.
Avez-vous remarqué que dans l'Église, et concrètement, dans la communauté que nous sommes appelés à former, très souvent, les uns accusent les autres. Les pratiquants accusent les non pratiquants de ne pas se convertir. Les non pratiquants accusent les pratiquants d'être des hypocrites. Et si, au lieu de cela, nous écoutions tous la Parole de Dieu, qui appelle à la conversion les uns et les autres, les uns autant que les autres.
Dans les deux premières lectures, Dieu s'adresse bien à des pratiquants. Dans la 1° lect., il leur reproche très sévèrement un amour "fugitif" :
"Voilà pourquoi je vous ai frappés par mes prophètes, je vous ai massacrés par les paroles de ma bouche."
Mais au lieu d'écouter les prophètes, qu'est-ce qu'on a fait ? On n'a pas supporté de les entendre. Alors on s'est arrangé pour les faire partir ou on les a carrément éliminés.
Dans l'évangile, c'est bien un pécheur public qui est appelé de derrière son bureau. Et cela finit par un bon repas. Les évangiles, aussi bien Jean que les synoptiques, mentionnent avec insistance que Jésus a pris part à des festins, ici avec des pécheurs publics, ailleurs aussi avec les pharisiens. Leur but n'est pas de mentionner un fait passager, un fait divers. Jésus lui-même a voulu prendre part souvent à des festins : à Cana, chez Simon le lépreux, chez Zachée, chez Marthe et Marie, etc. ; puis la Cène ; et enfin les repas avec les disciples après la Résurrection. À tel point que les Juifs en étaient scandalisés et le traitaient de glouton et d'ivrogne (Mt 11, 19). Mais ces repas sont des signes. C'est cela que les Juifs ne comprenaient pas, et que nous devons bien comprendre. Les Juifs qui connaissent les Écritures auraient dû comprendre que les repas de Jésus avec des hommes de toute origine avaient une portée eschatologique. Ils étaient l'accomplissement des prophéties telles que Is 25, 6 :
"Ce jour-là, le Seigneur, Dieu de l'univers, préparera pour tous les peuples, sur sa montagne, un festin de viandes grasses et de vins capiteux, un festin de viandes succulentes et de vins décantés."
Nous y sommes tous invités, sans exception. Alors, au lieu de nous juger les uns les autres, et même de nous exclure, soyons heureux d'être les invités au festin des noces de l'Agneau, et faisons en sorte, par toute notre vie, de ne pas être un obstacle à la conversion des autres. Si nous travaillons en permanence et avec sérieux à notre propre conversion, le Seigneur ne manquera pas de se servir de nous pour en appeler beaucoup d'autres.