La foi catholique revue et corrigée par un théologien italien à succès
et reproduit la critique de Mgr Bruno Forte du livre de Vito Mancuso, L'anima e il suo destino, dans "L'Osservatore Romano", du 2 février 2008"Sauver son âme". Le sens qu’a cette expression ancienne dans le langage de la foi est radicalement remis en question par le livre de Vito Mancuso, "L’anima e il suo destino" (Milan 2007). L’ouvrage a provoqué un vif débat, ouvert par la lettre du cardinal Carlo Maria Martini, publiée en préface, qui parle clairement – bien qu’avec beaucoup de tact – de "nombreuses discordances […] sur différents points".
L’auteur s’est fait connaître et apprécier dès son premier ouvrage, au titre suggestif et emblématique: "Hegel teologo e l'imperdonabile assenza del Principe di questo mondo" (Casale Monferrato, Piemme, 1996). Un livre significatif, celui-là, marqué par une critique lucide du monisme hégélien de l’Esprit et par un sens dramatique, qui contre Hegel souligne l’inéluctable défi du mal dévastant la terre, précisément dans son visage diabolique et insondable.
D’autres essais de Mancuso sont eux aussi marqués par cette tension, qui se condense en des pages profondes là où l’auteur touche le mystère de la douleur innocente ou lorsqu’il sonde les profondeurs réparatrices de l’amour. C’est aussi à cause de ces textes précédents que son livre sur l’âme a suscité en moi un profond malaise et de fortes objections que je formule dans l’esprit de ce service à la Vérité, auquel nous sommes tous appelés.
La première objection concerne la puissance du mal et du péché. Mancuso n’hésite pas à affirmer que le péché originel serait "une offense à la création, une insulte à la vie, une balafre infligée à l’innocence et à la bonté de la nature, à son origine divine" (167). Il est vrai que l’intention déclarée de l’auteur est non pas de "détruire la tradition" mais de la "refonder" (168), en cherchant à maintenir unies "la bonté de la création et la nécessité de la rédemption". Dans cette optique, le péché originel ne serait pas autre chose que "la condition humaine, qui vit d’une liberté contrainte, imparfaite, corrompue, et qui a donc besoin d’être disciplinée, éduquée, sauvée. En effet, si notre liberté n’est pas disciplinée, elle peut avoir une obscure force destructive et nous précipiter dans le tourbillon du néant" (170).
Une explication peu convaincante. Qu’en est-il alors du drame du mal, de la puissance du péché? Kant a affirmé avec une toute autre rigueur le sérieux du mal radical: "La lutte que tout homme moralement prédisposé au bien doit mener dans cette vie, sous la direction du bon principe, contre les assauts du mauvais principe, ne peut lui procurer, malgré tous ses efforts, un avantage plus grand que de se libérer de la domination du mauvais principe. Ce qu’il peut obtenir de plus grand, c’est de devenir libre, 'd’être libéré de l’esclavage du péché pour vivre dans la justice' (Romains, 6, 17-18). Néanmoins, l’homme reste tout de même exposé aux attaques du mauvais principe; pour conserver sa liberté, constamment menacée, il doit absolument rester toujours armé et prêt à lutter" (Emmanuel Kant, "La Religion dans les limites de la simple raison").
Comme l’a fait remarquer Karl Barth, "ce qui est étonnant, ce n’est pas que le philosophe Kant prenne généralement le mal très au sérieux […] mais plutôt le fait qu’il parle d’un principe mauvais et donc d’une origine du mal dans la raison et, en ce sens, d’un mal radical" ("La théologie protestante au XIXe siècle"). Rendre vains le péché originel et sa force active dans la créature signifie banaliser la condition humaine elle-même et la lutte contre le Prince de ce monde, que Mancuso avait justement revendiquée contre l’optimisme idéaliste de Hegel.
Conséquence de ces prémisses, la décomposition de la théologie chrétienne du salut. Si le mal radical n’existe pas, et donc le péché originel et sa force dévastatrice, base de l’action du grand Adversaire, le salut se résume à un simple exercice de vie morale, qui ne vit plus aucune tension de lutte et qui n’a plus besoin d’aucun secours venant d’en haut: "sauver son âme" ne serait ni plus ni moins qu’une sorte d’auto-rédemption."Le salut de l’âme dépend de la reproduction intérieure de la logique organisatrice qui est le principe divin du monde" – "Le salut de l’âme ne dépend pas de l’adhésion de l’esprit à un événement historique extérieur, fût-ce la mort du Christ sur la croix, et encore moins d’une grâce mystérieuse qui descend du ciel".
La résurrection du Christ deviendrait alors tout à fait superflue. Pour Mancuso, "elle n’a aucune conséquence en termes de théologie du salut, ni subjectivement, dans le sens où elle sauverait celui qui y croit, puisque que le salut dépend uniquement d’une vie bonne et juste, ni objectivement, dans le sens où elle amènerait à un changement dans le rapport entre Dieu et le genre humain".
Je me demande comment l’on peut concilier ces affirmations avec ce que dit saint Paul: "Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vide, vide aussi votre foi" (1 Cor. 15, 14). La confession de la mort et de la résurrection du Fils de Dieu fait homme est l"'articulum stantis aut cadentis fidei Christianae"!
Si la théologie du salut est vidée de son sens, le drame de la liberté perd lui aussi tout son sens et la possibilité même de la condamnation terrestre est niée: l’Enfer serait un "concept […] indigne du point de vue théologique, logiquement inconsistant et moralement condamnable". Au contraire, la foi catholique est convaincue que sans l’Enfer, l’amour de Dieu lui-même deviendrait inconsistant, car il n’y aurait aucune possibilité de libre réponse de la part de la créature. "Qui t’a créé sans toi, ne te sauvera pas sans toi": le jugement d’Augustin rappelle la responsabilité de chacun face son destin éternel.
L’ensemble de ces thèses se réfère à une option profonde, qui ressort de nombreuses pages du livre: je n’hésiterais pas à la définir comme une "gnose" qui revient, présentée sous la forme d’un langage rassurant et consolateur, vers lequel beaucoup se sentent aujourd’hui attirés.
"Je pense – affirme l’auteur – que l’exercice de la raison est l’unique condition pour que le discours de Dieu puisse subsister aujourd’hui légitimement comme discours sur la vérité". Problème: de quelle raison s’agit-il? La raison totalisante de la modernité, qui a produit tant de violence dans ses expressions idéologiques? Ou celle que le Logos créateur a imprimé comme image divine dans la créature "capax Dei"? Et si c’est celle-là dont il s’agit, comme peut-on la rendre absolue au point de considérer toute intervention d’en haut comme superflue, presque comme si la "lumen rationis" excluait le besoin de la "lumen fidei"? Le Christ serait-il venu en vain? Et la fragilité de la pensée et de l’action humaines serait-elle une tromperie parce qu’aucune faiblesse venant des héritiers du premier Adam ne s’opposerait à la puissance d’une raison appliquée de manière ordonnée?
Le témoignage de saint Paul dit bien autre chose. Un témoignage auquel une théologie qui se dit chrétienne ne peut pas ne pas se tenir, en le préférant à toute apothéose illusoire de la raison prisonnière d’elle-même: "Je suis crucifié avec le Christ, et si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je n’annule pas le don de Dieu: car si la justice vient de la loi, c’est donc que le Christ est mort pour rien" (Galates, 2, 20-22).
Le salut ne vient pas de la loi, de quelque loi d’auto-rédemption que ce soit. Sans le don d’en haut, aucun salut n’est vraiment possible. C’est là la vérité de la foi, son scandale: c’est bien là sa puissance de libération, son offre de la seule et unique voie pour "sauver son âme". Penser autrement, ce n’est pas de la théologie chrétienne, c’est de la "gnose", de la prétention à se sauver de soi-même.