Ce long état de la question était nécessaire, car il nous présente, en résumé et en ordre, l'éventail des difficultés concernant l'utilité de la prière que nous pouvons rencontrer. Ces questions peuvent venir à l'esprit de chacun, autant que des philosophes et des théologiens. De les passer en revue a l'avantage déjà de nous faire apercevoir les grandes dimensions de la prière. La prière n'est pas simplement un acte que nous ferions dans le recoin de notre initmité personnelle. Le seul fait de prier met en cause et en branle notre relation à Dieu et, par lui, aux autres hommes et à l'univers. Cet acte implique une conception de Dieu, de la Providence et de son intervention dans le monde ; il constitue une prise de position active dans l'histoire que Dieu écrit parmi nous et avec nous. Celui qui se met à prier véritablement ne peut plus être athée, ni déterministe, ni fatliste, ni libertaire. Il entre humblement en relation avec Dieu et se sent appelé à collaborer à son oeuvre dans le monde par les voies mystérieuses et sûres de la Providence.
Citons ici Newman :
Le Christ intercède là-haut et (le chrétien) ici-bas... Sa prière prend, dès lors, une portée plus élevée ; il ne considère plus simplement lui-même, mais les autres aussi. Il est admis dans la confidence de son maître et sauveur. Il lit dans l'Écriture ce que beaucoup n'y peuvent voir, le cours de sa providence et les règles de son gouvernement en ce monde. Il voit les évènements de l'histoire avec un regard divinement illuminé... (Le secret de la Prière, Paris, 1960, p. 57).
La discussion ainsi instaurée manifeste également le lien essentiel entre la prière et la Providence divine. L'utilité de la prière dépend tout entière de la reconnaissance de l'existence et de l'intervention de la Providence dans le monde et dans les affaires humaines, et de la conception qu'on s'en fait. Mais aussi la pratique de la prière sera sans doute la meilleure voie, avec l'Écriture, pour découvrir quelle est l'action de la Providence dans notre histoire et pour la comprendre.
Ajoutons que ceux-là même qui admettent l'intervention de la Providence divine dans leur vie peuvent rencontrer jusque dans l'Écriture certaines pensées qui leur posent question à propos de la prière. Tel est le cas de la parole du Sermon sur la montagne :
Votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela (vêtement, nourriture) (Mat 6, 32).
Si notre Père connaît à l'avance tous nos besoins, la prière qui voudrait les lui faire connaître par la demande n'est-elle pas inutile (Obj. 1) ?
Également : n'est-il pas plus généreux de donner à ceux qui ne demandent pas que de donner à ceux qui demandent ? D'autant plus qu'ainsi on épargne la peine de demander à ceux qui sont dans le besoin. Sénèque ne dit-il pas plus crûment que "rien n'est acheté plus cher que ce qu'on obtient par des prières" (Obj. 3) ? Ainsi la générosité même de Dieu qui est sans limite rendrait la prière inutile. Cette assertion de Sénèque avait déjà été citée dans IV Sentences, d. 25, qu. 4, art. 1, qa 3, obj 3 contre le précepte de la prière.