Faire un journal, c’est toujours difficile, tout le monde le sait; dans le cas de l’"Osservatore Romano", c’est très difficile, mais cela, peu de gens s’en doutent. Je me souviens que, à l’époque où je travaillais à la secrétairerie d’état, dont le journal du Vatican dépend dans une certaine mesure, il m’arrivait souvent de recevoir des critiques le concernant. Ce n’étaient pas les critiques habituelles que tout lecteur peut adresser à la presse qu’il lit (en plus de la liberté de la presse il existe, à un degré bien plus élevé et jamais contesté, la liberté de critiquer la presse; mais cette dernière reste ordinairement silencieuse, alors que la première fait du bruit). Les critiques portaient sur la disproportion entre le très vaste domaine dont le journal aurait dû être le reflet, le domaine du catholicisme, et la quantité relativement faible d’informations qu’il fournissait, ou plutôt, pour être plus exact, sur sa capacité même à les présenter et à les mettre en valeur; ne parlons même pas de sa diffusion très restreinte.
Je pensais que c’était dû à un manque de moyens; c’était vrai, parce que, contrairement à ce qu’on croit généralement, y compris les Romains, le Vatican (au sens large) a toujours été, disons à partir de la difficile période napoléonienne, très limité dans ses moyens. On pourrait même parler de pauvreté pour la période qui va de 1870 jusqu’à aujourd’hui, ou au moins jusqu’aux accords de Latran [en 1929]. Quand on vit d’aumônes, même s’il s’agit du denier de Saint Pierre, on ne peut pas se permettre le luxe. De ce point de vue le Vatican, aristocrate ruiné mais digne, a vécu, ces derniers temps, avec de maigres ressources, cachant parfois son honorable pauvreté son un manteau royal un peu usé.
Mais là n’était pas le vrai problème dont souffrait "l’Osservatore Romano", parce que, en définitive, les moyens, peu importants mais suffisants, existaient: rédacteurs, correspondants, matériel, etc. Ces moyens étaient limités par rapport à ceux des grands journaux, mais leur qualité était bonne et même, dans certains domaines, excellente (il suffit de penser aux personnes qui composaient la rédaction et qui constituaient une couronne, avec le comte Dalla Torre au centre). La difficulté, ou plutôt les difficultés, étaient moins apparentes mais plus réelles dans d’autres domaines.
Comparons, par exemple, les sujets auxquels la presse consacre habituellement ses pages et ses colonnes, avec ceux auxquels ce journal offre sa noble voix. On remarquera tout de suite que, dans "l’Osservatore" on ne trouve pas, par exemple, de théâtre, de sport, de finance, de mode, de procès, de bandes dessinées, de jeux... ni aucune de toutes les autres rubriques qui paraissent présenter de l’attrait, sinon toujours de l’intérêt, pour ce que l’on appelle le grand public. De même, pour la publicité, que de limitations, légitimes, très légitimes! Et puis examinons les informations: elles aussi sont rédigées, revues, rendues convenables pour éviter au lecteur tout frisson, tout sursaut, dans les titres et dans le texte, presque comme si l’on voulait lui apprendre le calme et la bonne éducation mentale. Ce journal sérieux, ce journal austère, qui le lirait dans l’autobus ou au bar, qui ferait cercle autour de quelqu’un pour y jeter un œil?
Un journal d’une telle importance ne manque pas de titres sur huit colonnes, ni de pages à la composition impressionnante. L’oeil, avide de découvrir ce qui a bien pu se passer dans le monde, se fait tout de suite scrutateur, puis se détourne sans rien laisser paraître de sa secrète déception: la page, la grande page, est en latin! Très bien: nous savons tous le latin; mais nous le lirons mieux ce soir, ou demain; vous m’avez bien compris: c’est du bon latin, il ne faut pas le prendre trop à la légère.
Et même quand la page de grands titres n’est pas en latin, on ne peut pas toujours dire qu’elle soit d’une lecture plaisante. Edifiante, oui; mais ce n’est pas faire tort au journal que de ne pas l’utiliser comme passe-temps, alors que tant d’autres journaux servent de distraction et de détente. Et ne parlons pas de la page, à l’aspect certes impressionnant, mais entièrement occupée par la chronique habituelle des événements concernant le Vatican; nous y trouvons le plaisir d’un incomparable spectacle de cour, mais nous avons l’impression d’avoir déjà ressenti ce plaisir bien des fois.
Cet "Osservatore Romano", si important, si soigné et si cher, comment procéder pour en faire un "grand journal", comme il en a le droit et comme nous en avons le devoir? Cette triste expérience [que j’ai vécue à la secrétairerie d’état] m’a fait découvrir d’autres difficultés auxquelles le journal du Vatican ne peut se soustraire, et qui sont toutes à son honneur; c’est un "journal d’idées".
Ce n’est pas, comme tant d’autres journaux, un simple organe d’information; il veut être – et je crois qu’il est – principalement un journal de formation. Il ne cherche pas seulement à donner des nouvelles; il vise à faire naître des pensées. Il ne lui suffit pas de rapporter les faits comme ils se produisent: il veut les commenter pour indiquer comment ils auraient dû se produire ou ne pas se produire. Il ne communique pas seulement avec ses lecteurs mais avec le monde: il commente, il discute, il polémique. Et cette caractéristique, si elle peut susciter l’intérêt du lecteur, demande un énorme travail au journaliste.
Celui-ci ne peut pas se limiter à se servir de téléphones, de téléscripteurs, de communiqués, de dépêches d’agences, de ciseaux et de colle; il doit utiliser son jugement, sa capacité d’appréciation; il doit tirer de son expérience et plus encore de son âme une parole; une parole qui soit la sienne, une parole vivante, nouvelle, géniale. Et surtout vraie et bonne. Ici le journaliste est interprète, maître, guide, il est parfois poète et prophète. C’est un art difficile. Sublime, oui, mais difficile. Eprouver pour croire. Cet art, tout vrai journaliste le connaît, mais ici, à l’"Osservatore", il est plus délicat et exigeant que jamais. Il ne se contente pas des ressources subjectives de celui qui a de l’esprit, qui sait improviser et donner à ses paroles l’étincelle heureuse de l’intuition et de l’humeur; ici, il faut aussi respecter une pensée doctrinale vaste et solennelle, celle de la mentalité catholique, toujours présente, toujours contraignante. En fait, cette objectivité, c’est-à-dire ce témoignage continu du panorama de vérité morale et religieuse, dans lequel tout doit être encadré, exige de ceux qui écrivent une conviction, un amour, un enthousiasme personnels et vifs, toujours vigilants, toujours actifs.
Voilà pourquoi, comme je le disais, l’art du journaliste est difficile à l’"Osservatore". Comme si ce n’était pas assez, il se complique encore pour une autre raison. C’est non seulement un journal d’idées (et quelles idées, près de saint Pierre!); mais aussi un journal d’un monde; le monde du Vatican.
C’est, effectivement, le journal du Vatican. Qu’est-ce que cela veut dire? Il est imprimé au Vatican, ce qui lui vaut prestige et liberté, mais il est diffusé en Italie et à l’étranger, ce qui lui impose un grand nombre de limites et d’attentions. Imprimé au Vatican, il est en partie officiel et en partie non: il est responsable en tant que moyen d’expression de la hiérarchie; mais il est discutable en tant qu’expression de la pensée de ceux qui y écrivent sous leur propre autorité. La distinction est claire, mais la réalité est délicate et complexe, parce que les extrémités de l’étole sacrée arrivent souvent au delà des limites officielles; ou bien l’on croit qu’elles y arrivent. C’est alors que surgit, à chaque pas, la question, ou le doute sur le poids à attribuer aux informations et aux articles de l’illustre et vénérable quotidien. C’est cette incertitude qui crée autour de l’"Osservatore" un halo – de respect pour certains, de méfiance pour d’autres – qui donne envie de le lire aux experts, aux hommes politiques, aux chercheurs, aux diplomates, aux dévots, mais pas à la masse des lecteurs ordinaires.
Des difficultés graves et nombreuses, donc, qui expliquent en grande partie les efforts que demande ce très singulier journal pour sa réalisation et sa diffusion. Mais, à y regarder de plus près, ce sont justement ces difficultés qui lui confèrent tant de dignité dans le rôle spécifique de la presse périodique, tant d’autorité et tant de force.
J’en ai fait moi-même l’expérience pendant la triste et dramatique période de la seconde guerre mondiale, alors que la presse italienne, bâillonnée par une censure impitoyable, était abreuvée de nouvelles frelatées. "L’Osservatore" a alors joué un rôle merveilleux, non qu’il se soit donné des devoirs nouveaux et profitables, mais parce qu’il a continué sans peur son travail d’informateur honnête et libre. Il s’est passé ce qui arrive quand dans une pièce toutes les lumières s’éteignent sauf une: tous les regards se dirigent vers celle qui est restée allumée; par bonheur, cette lumière-là était celle du Vatican, tranquille et brillante, alimentée par la lumière apostolique de Pierre. "L’Osservatore" est alors apparu comme ce que, au fond, il est toujours: un phare qui permet de s’orienter.
C’est à ce moment-là que le journal du Vatican a retrouvé sa crédibilité: son siège, son rôle, son réseau d’informateurs et de collaborateurs, son autorité et sa liberté, son ancienneté et son expérience même peuvent en faire un organe de presse de tout premier ordre.
Parce que les difficultés que j’ai citées peuvent être considérées, si on les juge de manière plus subtile et si on les emploie plus habilement, comme des spécificités, et par là même conférer au journal une originalité très intéressante.
Aucun autre journal ne peut avoir un champ d’observation plus vaste, des sources d’information plus riches, des sujets plus importants et plus variés à développer; aucun autre ne peut avoir un jugement plus autorisé pour orienter ses lecteurs et un rôle plus bienfaisant de formation à la vérité et à la charité. Ce n’est pas pour rien qu’il est, comme l’on dit, "le journal du pape".
Et c’est certainement vers cette primauté relative dans la mission journalistique que, avec ses moyens modestes, avec son langage et ses rapports fraternels, "l’Osservatore Romano", de plus en plus jeune et frais, oriente son programme; et il est apprécié de tout le monde au moment où il fête ses cent ans de parution constante et persévérante.
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